on s'epanouit, on est heureux, et tout ce qui est anterieur a ce
bonheur disparait dans une sorte de nuit. Il semble qu'on etait dans les
limbes; on vivait, relativement a la vie actuelle, comme l'enfant en bas
age par rapport au jeune homme. Les sentiments par lesquels on passe
lorsque l'on est amoureux, on ne peut les decrire qu'au moment meme ou
on les eprouve, et certes, je ne ressens rien de pareil en ce moment-ci.
Et pourtant, tenez, sapristi! je m'emballe en remuant toutes ces
idees-la, je m'exalte, je perds la tete, je ne sais plus ou j'en suis!...
Quelle bonne chose d'aimer et d'etre aime! savoir qu'une nature
d'elite a compris la votre; que quelqu'un rapporte toutes ses pensees,
tous ses actes a vous; que vous etes un centre, un but, en vue duquel
une organisation aussi delicatement compliquee que la votre, vit, pense
et agit! Voila qui nous rend forts; voila qui peut faire des hommes de
genie.
Et puis cette image gracieuse de la femme que nous aimons, qui est
peut-etre moins une realite que le plus pur produit de notre
imagination, et ce melange d'impressions, physiques et morales,
sensuelles et spirituelles, ces impressions absolument indescriptibles
que l'on ne peut que rappeler a l'esprit de celui qui les a deja
eprouvees,--impressions que vous causera, par suite d'une mysterieuse
association d'idees, le moindre objet ayant appartenu a votre
bien-aimee, son nom quand vous l'entendez prononcer, quand vous le voyez
simplement ecrit sur du papier, et mille autres sublimes niaiseries, qui
sont peut-etre tout ce qu'il y a de meilleur au monde.
Et l'amitie, qui est un sentiment plus severe, plus solidement assis,
puisqu'il repose sur tout ce qu'il y a de plus eleve en nous, la partie
purement intellectuelle de nous-meme. Quel bonheur de pouvoir dire tout
ce que l'on sent a quelqu'un qui vous comprend _jusqu'au bout_ et non
pas seulement _jusqu'a un certain point_, a quelqu'un qui acheve votre
pensee avec le meme mot qui etait sur vos levres, dont la replique fait
jaillir de chez vous un torrent de conceptions, un flot d'idees. Un
demi-mot de votre ami vous en dit plus que bien des phrases, car vous
etes habitue a penser avec lui. Vous comprenez tous les sentiments qui
l'animent et il le sait. Vous etes deux intelligences qui s'ajoutent et
se completent.
Il est certain que celui qui a connu tout ce dont je viens de parler, et
a qui tout cela manque, est fort a plaindre.
Pas d'affections, personne qui pen
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