ait de tous ses yeux, de toutes les forces de son etre, sans
pouvoir se rassasier de les contempler. Elle les avait nourris de
son lait, eleves avec une tendresse inquiete, et voila qu'elle ne
doit les voir qu'un instant.
"Mes fils, mes fils cheris! que deviendrez-vous? qu'est-ce qui
vous attend?" disait-elle; et des larmes s'arretaient dans les
rides de son visage, autrefois beau.
En effet, elle etait bien digne de pitie, comme toute femme de ce
temps-la. Elle n'avait vecu d'amour que peu d'instants, pendant la
premiere fievre de la jeunesse et de la passion; et son rude amant
l'avait abandonnee pour son sabre, pour ses camarades, pour une
vie aventureuse et dereglee. Elle ne voyait son mari que deux ou
trois jours par an; et, meme quand il etait la, quand ils vivaient
ensemble, quelle etait sa vie? Elle avait a supporter des injures,
et jusqu'a des coups, ne recevant que des caresses rares et
dedaigneuses. La femme etait une creature etrange et deplacee dans
ce ramas d'aventuriers farouches. Sa jeunesse passa rapidement,
sans plaisirs; ses belles joues fraiches, ses blanches epaules se
fanerent dans la solitude, et se couvrirent de rides prematurees.
Tout ce qu'il y a d'amour, de tendresse, de passion dans la femme,
se concentra chez elle en amour maternel. Ce soir-la, elle restait
penchee avec angoisse sur le lit de ses enfants, comme la
_tchaika_[13] des steppes plane sur son nid. On lui prend ses fils,
ses chers fils; on les lui prend pour qu'elle ne les revoie peut-
etre jamais: peut-etre qu'a la premiere bataille, des Tatars leur
couperont la tete, et jamais elle ne saura ce que sont devenus
leurs corps abandonnes en pature aux oiseaux voraces. En
sanglotant sourdement, elle regardait leurs yeux que tenait fermes
l'irresistible sommeil.
"Peut-etre, pensait-elle, Boulba remettra-t-il son depart a deux
jours? Peut-etre ne s'est-il decide a partir sitot que parce qu'il
a beaucoup bu aujourd'hui?"
Depuis longtemps la lune eclairait du haut du ciel la cour et tous
ses dormeurs, ainsi qu'une masse de saules touffus et les hautes
bruyeres qui croissaient contre la cloture en palissades. La
pauvre femme restait assise au chevet de ses enfants, les couvant
des yeux et sans penser au sommeil. Deja les chevaux, sentant
venir l'aube, s'etaient couches sur l'herbe et cessaient de
brouter. Les hautes feuilles des saules commencaient a fremir, a
chuchoter, et leur babillement descendait de branche en branche.
Le henn
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