'heure. Nous causames donc quelques instants; ca
l'enhardit, lui, et il voulut prendre des privautes, mais je le remis a sa
place, et roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?"
M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne repondit pas.
Elle reprit: "Alors il a compris que j'etais sage, ce garcon, et il s'est
mis a me faire la cour gentiment, en honnete homme. Depuis ce jour il est
revenu tous les dimanches. Il etait tres amoureux de moi, Monsieur. Et moi
aussi je l'aimais beaucoup, mais la, beaucoup! c'etait un beau garcon,
autrefois.
"Bref, il m'epousa en septembre et nous primes notre commerce rue des
Martyrs.
"Ce fut dur pendant des annees, Monsieur. Les affaires n'allaient pas; et
nous ne pouvions guere nous payer des parties de campagne. Et puis, nous en
avions perdu l'habitude. On a autre chose en tete; on pense a la caisse
plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu a peu,
sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent plus guere a
l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'apercoit pas que ca vous
manque.
"Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux ete, nous nous sommes rassures
sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est passe en
moi, non, vraiment, je ne sais pas!
"Voila que je me suis remise a rever comme une petite pensionnaire. La vue
des voiturettes de fleurs qu'on traine dans les rues me tirait les larmes.
L'odeur des violettes venait me chercher a mon fauteuil, derriere ma
caisse, et me faisait battre le coeur! Alors je me levais et je m'en venais
sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel entre les toits. Quand
on regarde le ciel dans une rue, ca a l'air d'une riviere, d'une longue
riviere qui descend sur Paris en se tortillant; et les hirondelles passent
dedans comme des poissons. C'est bete comme tout, ces choses-la, a mon age!
Que voulez-vous, Monsieur, quand on a travaille toute sa vie, il vient un
moment ou on s'apercoit qu'on aurait pu faire autre chose, et, alors, on
regrette, oh! oui, on regrette! Songez donc que, pendant vingt ans,
j'aurais pu aller cueillir des baisers dans les bois, comme les autres,
comme les autres femmes. Je songeais comme c'est bon d'etre couche sous les
feuilles en aimant quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les
nuits! Je revais de clairs de lune sur l'eau jusqu'a avoir envie de me
noyer.
"Je n'osais pas parler de ca a M. Beaurain dans les premiers temps. Je
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