refois, quand j'etais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain
dans ce pays-ci, un dimanche. Il etait employe dans un magasin de mercerie;
moi j'etais demoiselle dans un magasin de confections. Je me rappelle de ca
comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de temps en temps, avec
une amie, Rose Leveque, avec qui j'habitais rue Pigalle. Rose avait un bon
ami, et moi pas. C'est lui qui nous conduisait ici. Un samedi, il
m'annonca, en riant, qu'il amenerait un camarade le lendemain. Je compris
bien ce qu'il voulait; mais je repondis que c'etait inutile. J'etais sage,
Monsieur.
"Le lendemain donc, nous avons trouve au chemin de fer Monsieur Beaurain.
Il etait bien de sa personne a cette epoque-la. Mais j'etais decidee a ne
pas ceder, et je ne cedai pas non plus.
"Nous voici donc arrives a Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces
temps qui vous chatouillent le coeur. Moi, quand il fait beau, aussi bien
maintenant qu'autrefois, je deviens bete a pleurer, et quand je suis a la
campagne je perds la tete. La verdure, les oiseaux qui chantent, les bles
qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de l'herbe,
les coquelicots, les marguerites, tout ca me rend folle! C'est comme le
champagne quand on n'en a pas l'habitude!
"Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait dans
le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. Rose et
Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ca me faisait quelque chose de les
voir. M. Beaurain et moi nous marchions derriere eux, sans guere parler.
Quand on ne se connait pas on ne trouve rien a se dire. Il avait l'air
timide, ce garcon, et ca me plaisait de le voir embarrasse. Nous voici
arrives dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un bain, et tout
le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me plaisantaient sur ce que
j'avais l'air severe; vous comprenez bien que je ne pouvais pas etre
autrement. Et puis voila qu'ils recommencent a s'embrasser sans plus se
gener que si nous n'etions pas la; et puis ils se sont parle tout bas; et
puis ils se sont leves et ils sont partis dans les feuilles sans rien dire.
Jugez quelle sotte figure je faisais, moi, en face de ce garcon que je
voyais pour la premiere fois. Je me sentais tellement confuse de les voir
partir ainsi que ca me donna du courage; et je me suis mise a parler. Je
lui demandai ce qu'il faisait; il etait commis de mercerie, comme je vous
l'ai appris tout a l
|