tas de
cochons!" Et la souffrance de ses membres, la souffrance de son ventre, la
souffrance de son coeur lui montaient a la tete comme une ivresse
redoutable, et faisaient naitre, en son cerveau, cette idee simple: "J'ai
le droit de vivre, puisque je respire, puisque l'air est a tout le monde.
Alors, donc, on n'a pas le droit de me laisser sans pain!"
La pluie tombait, fine, serree, glacee. Il s'arreta et murmura: "Misere...
encore un mois de route avant de rentrer a la maison..." Il revenait en
effet chez lui maintenant, comprenant qu'il trouverait plutot a s'occuper
dans sa ville natale, ou il etait connu, en faisant n'importe quoi, que sur
les grands chemins ou tout le monde le suspectait.
Puisque la charpente n'allait pas, il deviendrait manoeuvre, gacheur de
platre, terrassier, casseur de cailloux. Quand il ne gagnerait que vingt
sous par jour, ce serait toujours de quoi manger.
Il noua autour de son cou ce qui restait de son dernier mouchoir, afin
d'empecher l'eau froide de lui couler dans le dos et sur la poitrine. Mais
il sentit bientot qu'elle traversait deja la mince toile de ses vetements
et il jeta autour de lui un regard d'angoisse, d'etre perdu qui ne sait
plus ou cacher son corps, ou reposer sa tete, qui n'a pas un abri par le
monde.
La nuit venait, couvrant d'ombre les champs. Il apercut, au loin, dans un
pre, une tache sombre sur l'herbe, une vache. Il enjamba le fosse de la
route et alla vers elle, sans trop savoir ce qu'il faisait.
Quand il fut aupres, elle leva vers lui sa grosse tete, et il pensa: "Si
seulement j'avais un pot, je pourrais boire un peu de lait."
Il regardait la vache; et la vache le regardait; puis, soudain, lui lancant
dans le flanc un grand coup de pied: "Debout!" dit-il.
La bete se dressa lentement, laissant pendre sous elle sa lourde mamelle;
alors l'homme se coucha sur le dos, entre les pattes de l'animal, et il
but, longtemps, longtemps, pressant de ses deux mains le pis gonfle, chaud,
et qui sentait l'etable. Il but tant qu'il resta du lait dans cette source
vivante.
Mais la pluie glacee tombait plus serree, et toute la plaine etait nue sans
lui montrer un refuge. Il avait froid; et il regardait une lumiere qui
brillait entre les arbres, a la fenetre d'une maison.
La vache s'etait recouchee, lourdement. Il s'assit a cote d'elle, en lui
flattant la tete, reconnaissant d'avoir ete nourri. Le souffle epais et
fort de la bete, sortant de ses naseaux comme deux
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