que vous me gardiez. J'en ai assez
de courir les chemins."
Le maire prit un air severe:
--Taisez-vous.
Puis il ordonna aux gendarmes:
--Vous conduirez cet homme a deux cents metres du village, et vous le
laisserez continuer son chemin.
L'ouvrier dit: "Faites-moi donner a manger, au moins."
L'autre fut indigne: "Il ne manquerait plus que de vous nourrir! Ah! ah!
ah! elle est forte celle-la!"
Mais Randel reprit avec fermete: "Si vous me laissez encore crever de faim,
vous me forcerez a faire un mauvais coup. Tant pis pour vous autres, les
gros."
Le maire s'etait leve, et il repeta: "Emmenez-le vite, parce que je
finirais par me facher."
Les deux gendarmes saisirent donc le charpentier par les bras et
l'entrainerent. Il se laissa faire, retraversa le village, se retrouva sur
la route; et les hommes l'ayant conduit a deux cents metres de la borne
kilometrique, le brigadier declara:
--Voila, filez et que je ne vous revoie point dans le pays, ou bien vous
aurez de mes nouvelles.
Et Randel se mit en route sans rien repondre, et sans savoir ou il allait.
Il marcha devant lui un quart d'heure ou vingt minutes, tellement abruti
qu'il ne pensait plus a rien.
Mais soudain, en passant devant une petite maison dont la fenetre etait
entr'ouverte une odeur de pot-au-feu lui entra dans la poitrine et l'arreta
net, devant ce logis.
Et, tout a coup, la faim, une faim feroce, devorante, affolante, le
souleva, faillit le jeter comme une brute contre les murs de cette demeure.
Il dit, tout haut, d'une voix grondante: "Nom de Dieu! faut qu'on m'en
donne, cette fois." Et il se mit a heurter la porte a grands coups de son
baton. Personne ne repondit; il frappa plus fort, criant: "He! he! he! la
dedans, les gens! he! ouvrez!"
Rien ne remua; alors, s'approchant de la fenetre, il la poussa avec sa
main, et l'air enferme de la cuisine, l'air tiede plein de senteurs de
bouillon chaud, de viande cuite et de choux s'echappa vers l'air froid du
dehors.
D'un saut, le charpentier fut dans la piece. Deux couverts etaient mis sur
une table. Les proprietaires, partis sans doute a la messe, avaient laisse
sur le feu leur diner, le bon bouilli du dimanche, avec la soupe grasse aux
legumes.
Un pain frais attendait sur la cheminee, entre deux bouteilles qui
semblaient pleines.
Randel d'abord se jeta sur le pain, le cassa avec autant de violence que
s'il eut etrangle un homme, puis il se mit a le manger voracement, par
|