dre et fidele; et il avait entrevu tout cela, dans le
regard transparent de cette gamine aux cheveux pales.
Il n'avait pas songe que l'homme actif, vivant et vibrant, se fatigue de
tout des qu'il a saisi la stupide realite, a moins qu'il ne s'abrutisse au
point de ne plus rien comprendre.
Comment allais-je le retrouver? Toujours vif, spirituel, rieur et
enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale? Un homme peut changer
en quinze ans!
* * * * *
Le train s'arreta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon, un
gros, tres gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, s'elanca vers
moi, les bras ouverts, en criant: "Georges." Je l'embrassai, mais je ne
l'avais pas reconnu. Puis je murmurai stupefait: "Cristi, tu n'as pas
maigri." Il repondit en riant: "Que veux-tu? La bonne vie! la bonne table!
les bonnes nuits! Manger et dormir voila mon existence!"
Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimes.
L'oeil seul n'avait point change; mais je ne retrouvais plus le regard et
je me disais: "S'il est vrai que le regard est le reflet de la pensee, la
pensee de cette tete-la n'est plus celle d'autrefois, celle que je
connaissais si bien."
L'oeil brillait pourtant, plein de joie et d'amitie; mais il n'avait plus
cette clarte intelligente qui exprime, autant que la parole, la valeur d'un
esprit.
Tout a coup, Simon me dit:
--Tiens, voici mes deux aines.
Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garcon de treize ans,
vetu en collegien, s'avancerent d'un air timide et gauche.
Je murmurai: "C'est a toi?"
Il repondit en riant: "Mais, oui.
--Combien en as-tu donc?
--Cinq! Encore trois restes a la maison!
Il avait repondu cela d'un air fier, content, presque triomphant; et moi je
me sentais saisi d'une pitie profonde, melee d'un vague mepris, pour ce
reproducteur orgueilleux et naif qui passait ses nuits a faire des enfants
entre deux sommes, dans sa maison de province, comme un lapin dans une
cage.
Je montai dans une voiture qu'il conduisait lui-meme et nous voici partis a
travers la ville, triste ville, somnolente et terne ou rien ne remuait par
les rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes. De temps en temps,
un boutiquier, sur sa porte, otait son chapeau; Simon rendait le salut et
nommait l'homme pour me prouver sans doute qu'il connaissait tous les
habitants par leur nom. La pensee me vint qu'il songeait a la deput
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