tait large
et rouge comme cela est ordinaire a son lever. Mais, ce
soir-la elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant
un instant, la redoute se detacha en noir sur le disque
[10]eclatant de la lune. Elle ressemblait au cone d'un volcan
au moment de l'eruption.
Un vieux soldat, aupres duquel je me trouvais, remarqua
la couleur de la lune.
--Elle est bien rouge, dit-il; c'est signe qu'il en coutera
[15]bon pour l'avoir, cette fameuse redoute! J'ai toujours
ete superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout,
m'affecta. Je me couchai, mais je ne pus dormir. Je me
levai, et je marchai quelque temps, regardant l'immense
ligne de feux qui couvrait les hauteurs au dela du village
[20]de Cheverino.
Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait
assez rafraichi mon sang, je revins aupres du feu; je
m'enveloppai soigneusement dans mon manteau, et je
fermai les yeux, esperant ne pas les ouvrir avant le jour.
[25]Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes
pensees prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je
n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient
cette plaine. Si j'etais blesse, je serais dans un hopital,
traite sans egards par des chirurgiens ignorants. Ce que
[30]j'avais entendu dire des operations chirurgicales me revint
a la memoire. Mon coeur battait avec violence, et machinalement
je disposais, comme une espece de cuirasse,
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le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine.
La fatigue m'accablait, je m'assoupissais a chaque instant,
et a chaque instant quelque pensee sinistre se reproduisait
avec plus de force et me reveillait en sursaut.
[5]Cependant la fatigue l'avait emporte, et, quand on
battit la diane, j'etais tout a fait endormi. Nous nous
mimes en bataille, on fit l'appel, puis on remit les armes
en faisceaux, et tout annoncait que nous allions passer
une journee tranquille.
[10]Vers trois heures, un aide de camp arriva, apportant un
ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se
repandirent dans la plaine; nous les suivimes lentement,
et, au bout de vingt minutes, nous vimes tous les avant-postes
des Russes se replier et rentrer dans la redoute.
[15]Une batterie d'artillerie vint s'etablir a notre droite,
une autre a notre gauche, mais toutes les deux bien en
avant de nous. Elles commencerent un feu tres vif sur
l'ennemi, qui riposta energiquement, et bientot la redoute
de Cheverino disparut sous des n
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