force a venger toute injure sur
la personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches.
J'avais vu egorger des vieillards, des enfants, des cousins,
j'avais la tete pleine de ces histoires.
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Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait de louer pour
plusieurs annees une petite villa au fond du golfe. Il
avait amene avec lui un domestique francais, pris a Marseille
en passant.
[5]Bientot tout le monde s'occupa de ce personnage singulier,
qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour
chasser et pour pecher. Il ne parlait a personne, ne venait
jamais a la ville, et, chaque matin, s'exercait pendant une
heure ou deux, a tirer au pistolet et a la carabine.
[10]Des legendes se firent autour de lui. On pretendit que
c'etait un haut personnage fuyant sa patrie pour des
raisons politiques; puis on affirma qu'il se cachait apres
avoir commis un crime epouvantable. On citait meme
des circonstances particulierement horribles.
[15]Je voulus, en ma qualite de juge d'instruction, prendre
quelques renseignements sur cet homme; mais il me fut
impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir
John Rowell.
Je me contentai donc de le surveiller de pres; mais on
[20]ne me signalait, en realite, rien de suspect a son egard.
Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient,
grossissaient, devenaient generales, je resolus
d'essayer de voir moi-meme cet etranger, et je me mis a
chasser regulierement dans les environs de sa propriete.
[25]J'attendis longtemps une occasion. Elle se presenta
enfin sous la forme d'une perdrix que je tirai et que je tuai
devant le nez de l'Anglais. Mon chien me la rapporta;
mais, prenant aussitot le gibier, j'allai m'excuser de mon
inconvenance et prier sir John Rowell d'accepter l'oiseau
[30]mort.
C'etait un grand homme a cheveux rouges, a barbe
rouge, tres haut, tres large, une sorte d'hercule placide et
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poli. Il n'avait rien de la raideur dite britannique et il
me remercia vivement de ma delicatesse en un francais
accentue d' outre-Manche. Au bout d'un mois, nous
avions cause ensemble cinq ou six fois.
[5]Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je
l'apercus qui fumait sa pipe, a cheval sur une chaise dans
son jardin. Je le saluai, et il m'invita a entrer pour boire
un verre de biere. Je ne me le fis pas repeter.
Il me recut avec toute la meticuleuse courtoisie anglaise,
[10]parla avec eloge de la France, de la Corse, declara qu'i
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