Les assistants, ravis, s'en allerent en devisant de
[20]l'evenement, et Horslaville reste le dernier, demanda:
--Dis donc, pe Toine, tu m'invites a fricasser l'premier,
pas vrai?
A cette idee de fricassee, le visage de Toine s'illumina,
et le gros homme repondit:
[25]--Pour sur que je t'invite, mon gendre.
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LE PERE MILON
Depuis un mois, le large soleil jette aux champs sa
flamme cuisante. La vie radieuse eclot sous cette averse
de feu; la terre est verte a perte de vue. Jusqu'aux bords
de l'horizon, le ciel est bleu. Les fermes normandes
[5]semees par la plaine semblent, de loin, de petits bois,
enfermees dans leur ceinture de hetres elances. De pres,
quand on ouvre la barriere vermoulue, on croit voir un
jardin geant, car tous les antiques pommiers, osseux
comme les paysans, sont en fleur. Les vieux troncs noirs,
[10]crochus, tortus, alignes par la cour, etalent sous le ciel
leurs domes eclatants, blancs et roses. Le doux parfum
de leur epanouissement se mele aux grasses senteurs des
tables ouvertes et aux vapeurs du fumier qui fermente,
couvert de poules.
[15]Il est midi. La famille dine a l'ombre du poirier plante
devant la porte: le pere, la mere; les quatre enfants, les
deux servantes et les trois valets. On ne parle guere. On
mange la soupe, puis on decouvre le plat de fricot plein
de pommes de terre au lard.
[20]De temps en temps, une servante se leve et va remplir
au cellier la cruche au cidre.
L'homme, un grand gars de quarante ans, contemple,
contre sa maison, une vigne restee nue, et courant, tordue
comme un serpent, sous les volets, tout le long du mur.
[25]Il dit enfin: "La vigne au pere bourgeonne de bonne
heure c't'annee. P't-etre qu'a donnera."
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La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un mot.
Cette vigne est plantee juste a la place ou le pere a ete
fusille.
*
* *
C'etait pendant la guerre de 1870. Les Prussiens
[5]occupaient tout le pays. Le general Faidherbe, avec l'armee
du Nord, leur tenait tete.
Or l'etat-major prussien s'etait poste dans cette ferme.
Le vieux paysan qui la possedait, le pere Milon, Pierre,
les avait recus et installes de son mieux.
[10]Depuis un mois l'avant-garde allemande restait en
observation dans le village. Les Francais demeuraient
immobiles, a dix lieues de la; et cependant, chaque nuit,
des uhlans disparaissaient.
Tous les eclaireurs isoles, ceux qu'on envoyait faire des
[15]rondes, alors qu'i
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