tout augmentait mes transes,
mon remords. Les gens qui passaient, rentrant chez eux
[5]bien tranquilles, me faisaient envie; et je courais la tete
lourde, pleine de soleil et d'eau, avec des ronflements de
coquillages au fond des oreilles, et deja sur la figure le
rouge du mensonge que j'allais dire.
Car il en fallait un chaque fois pour faire tete a ce
[10]terrible "d'ou viens-tu?" qui m'attendait en travers de la
porte. C'est cet interrogatoire de l'arrivee qui m'epouvantait
le plus. Je devais repondre la, sur le palier, au
pied leve, avoir toujours une histoire prete, quelque
chose a dire, et de si etonnant, de si renversant, que la
[15]surprise coupat court a toutes les questions. Cela me
donnait le temps d'entrer, de reprendre haleine; et pour en
arriver la, rien ne me coutait. J'inventais des sinistres, des
revolutions, des choses terribles, tout un cote de la ville
qui brulait, le pont du chemin de fer s'ecroulant dans la
[20]riviere. Mais ce que je trouvai encore de plus fort, le voici:
Ce soir-la, j'arrivai tres en retard. Ma mere, qui m'attendait
depuis une grande heure, guettait, debout, en haut
de l'escalier.
"D'ou viens-tu?" me cria-t-elle.
[25]Dites-moi ce qu'il peut tenir de diableries dans une tete
d'enfant. Je n'avais rien trouve, rien prepare. J'etais
venu trop vite... Tout a coup il me passa une idee folle.
Je savais la chere femme tres-pieuse, catholique enragee
comme une Romaine, et je lui repondis dans tout
[30]l'essoufflement d'une grande emotion:
"O maman... Si vous saviez!...
--Quoi donc?...Qu'est-ce qu'il y a encore?...
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--Le pape est mort.
--Le pape est mort!..." fit la pauvre mere, et elle
s'appuya toute pale contre la muraille. Je passai vite
dans ma chambre, un peu effraye de mon succes et de
[5]l'enormite du mensonge; pourtant, j'eus le courage de le
soutenir jusqu'au bout. Je me souviens d'une soiree funebre
et douce; le pere tres-grave, la mere atterree. ..On
causait bas autour de la table. Moi, je baissais les yeux;
mais mon escapade s'etait si bien perdue dans la desolation
[10]generale que personne n'y pensait plus.
Chacun citait a l'envi quelque trait de vertu de ce pauvre
Pie IX; puis, peu a peu, la conversation s'egarait a
travers l'histoire des papes. Tante Rose parla de Pie VII,
qu'elle se souvenait tres-bien d'avoir vu passer dans le
[15]Midi, au fond d'une chaise de poste, entre des gendarmes.
On rappela la fameuse scene avec l'empereur: _Co
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