uniformes en loque la
moisissure des casemates de Spandau; tout cela defile
fierement sur la route, au bord de laquelle le juge de Colmar
est assis, et, en passant devant lui, chaque visage se
detourne avec une terrible expression de colere et de
[25]degout...
Oh! le malheureux Dollinger! il voudrait se cacher, s'enfuir;
mais impossible. Son fauteuil est incruste dans la
montagne, son rond de cuir dans son fauteuil, et lui dans
son rond de cuir. Alors il comprend qu'il est la comme au
[30]pilori, et qu'on a mis le pilori aussi haut pour que sa honte
se vit de plus loin... Et le defile continue, village par
village, ceux de la frontiere suisse menant d'immenses
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troupeaux, ceux de la Saar poussant leurs durs outils de
fer dans des wagons a minerais. Puis les villes arrivent,
tout le peuple des filatures, les tanneurs, les tisserands,
les ourdisseurs, les bourgeois, les pretres, les rabbins, les
[5]magistrats, des robes noires, des robes rouges. ..Voila le
tribunal de Colmar, son vieux president en tete. Et
Dollinger, mourant de honte, essaye de cacher sa figure,
mais ses mains sont paralysees; de fermer les yeux,
mais ses paupieres restent immobiles et droites. Il faut
[10]qu'il voie et qu'on le voie, et qu'il ne perde pas un des
regards de mepris que ses collegues lui jettent en
passant...
Ce juge au pilori, c'est quelque chose de terrible! Mais
ce qui est plus terrible encore, c'est qu'il a tous les siens
[15]dans cette foule, et que pas un n'a l'air de le reconnaitre.
Sa femme, ses enfants passent devant lui en baissant
la tete. On dirait qu'ils ont honte, eux aussi! Jusqu'a
son petit Michel qu'il aime tant, et qui s'en va pour toujours
sans seulement le regarder. Seul, son vieux president
[20]s'est arrete une minute pour lui dire a voix basse:
"Venez avec nous, Dollinger. Ne restez pas la, mon
ami..."
Mais Dollinger ne peut pas se lever. Il s'agite, il appelle,
et le cortege defile pendant des heures; et lorsqu'il
[25]s'eloigne au jour tombant, toutes ces belles vallees pleines
de clochers et d'usines se font silencieuses. L'Alsace
entiere est partie. Il n'y a plus que le juge de Colmar
qui reste la-haut, cloue sur son pilori, assis et
inamovible...
[30]...Soudain la scene change. Des ifs, des croix noires,
des rangees de tombes, une foule en deuil. C'est le
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cimetiere de Colmar, un jour de grand enterrement. Toutes
les cloches de la ville sont en branle. Le conseiller Dol
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