10]petite casquette plate rabattue sur le nez, marchait devant
moi, fredonnant je ne sais quelle joyeuse chanson. J'emboitais
le pas, ayant de la neige jusqu'aux genoux, et je
sentais la melancolie me gagner insensiblement.
Les hauteurs de Heidelberg commencaient a poindre
[15]tout au bout de l'horizon, et nous esperions arriver avant
la nuit close, lorsque nous entendimes un cheval galoper
derriere nous. Il etait alors environ cinq heures du soir,
et de gros flocons de neige tourbillonnaient dans l'air
grisatre. Bientot le cavalier fut a vingt pas. Il ralentit
[20]sa marche, nous observant du coin de l'oeil; de notre part,
nous l'observions aussi.
Figurez-vous un gros homme roux de barbe et de
cheveux, coiffe d'un superbe tricorne, la capote brune,
recouverte d'une pelisse de renard flottante, les mains
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enfoncees dans des gants fourres remontant jusqu'aux
coudes: quelque echevin ou bourgmestre a large panse,
une belle valise etablie sur la croupe de son vigoureux
roussin. Bref, un veritable personnage.
[5]"He! he! mes garcons, fit-il en sortant une de ses grosses
mains des moufles suspendues a sa rhingrave, nous allons
a Heidelberg, sans doute, pour faire de la musique?"
Wilfrid regarda le voyageur de travers et repondit
brusquement:
[10]"Cela vous interesse, monsieur?
--Eh! oui... J'aurais un bon conseil a vous donner.
--Un conseil?
--Mon Dieu... Si vous le voulez bien."
Wilfrid allongea le pas sans repondre, et, de mon cote,
[15]je m'apercus que le voyageur avait exactement la mine
d'un gros chat: les oreilles ecartees de la tete, les paupieres
demi-closes, les moustaches ebouriffees, l'air tendre et
paterne.
"Mon cher ami, reprit-il en s'adressant a moi, franchement,
[20]vous feriez bien de reprendre la route d'ou vous
venez.
--Pourquoi, monsieur?
--L'illustre maestro Pimenti, de Novare, vient d'annoncer
un grand concert a Heidelberg pour Noel; toute
[25]la ville y sera, vous ne gagnerez pas un kreutzer."
Mais Wilfrid, se retournant de mauvaise humeur, lui
repliqua:
"Nous nous moquons de votre maestro et de tous les
Pimenti du monde. Regardez ce jeune homme, regardez-le
[30]bien! Ca n'a pas encore un brin de barbe au menton; ca
n'a jamais joue que dans les petits _bouchons_ de la Foret
Noire pour faire danser les _bourengredel_ et les
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charbonnieres. Eh bien, ce petit bonhomme, avec ses longues
boucles blondes et ses grands yeux bleus, defie tous vos
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