linger
vient de mourir. Ce que l'honneur n'avait pas pu
faire, la mort s'en est chargee. Elle a devisse de son rond
[5]de cuir le magistrat inamovible, et couche tout de son
long l'homme qui s'entetait a rester assis...
Rever qu'on est mort et se pleurer soi-meme, il n'y a
pas de sensation plus horrible. Le coeur navre, Dollinger
assiste a ses propres funerailles; et ce qui le desespere
[10]encore plus que sa mort, c'est que dans cette foule immense
qui se presse autour de lui, il n'a pas un ami, pas
un parent. Personne de Colmar, rien que des Prussiens!
Ce sont des soldats prussiens qui ont fourni l'escorte, des
magistrats prussiens qui menent le deuil, et les discours
[15]qu'on prononce sur sa tombe sont des discours prussiens,
et la terre qu'on lui jette dessus et qu'il trouve si froide
est de la terre prussienne, helas!
Tout a coup la foule s'ecarte, respectueuse; un magnifique
cuirassier blanc s'approche, cachant sous son manteau
[20]quelque chose qui a l'air d'une grande couronne
d'immortelles. Tout autour on dit:
"Voila Bismarck...voila Bismarck..." Et le juge de
Colmar pense avec tristesse:
"C'est beaucoup d'honneur que vous me faites, monsieur
[25]le comte, mais si j'avais la mon petit Michel..."
Un immense eclat de rire l'empeche d'achever, un rire
fou, scandaleux, sauvage, inextinguible.
"Qu'est-ce qu'ils ont donc?" se demande le juge epouvante.
Il se dresse, il regarde... C'est son rond, son rond
[30]de cuir que M. de Bismarck vient de deposer religieusement
sur sa tombe avec cette inscription en entourage
dans la moleskine:
Page 139
AU JUGE DOLLINGER
HONNEUR DE LA MAGISTRATURE ASSISE
SOUVENIRS ET REGRETS
D'un bout a l'autre du cimetiere, tout le monde rit, tout
[5]le monde se tord, et cette grosse gaiete prussienne resonne
jusqu'au fond du caveau, ou le mort pleure de honte,
ecrase sous un ridicule eternel...
Page 140
ERCKMANN-CHATRIAN
LA MONTRE DU DOYEN
I
Le jour d'avant la Noel 1832, mon ami Wilfrid, sa
contre-basse en sautoir, et moi mon violon sous le bras,
nous allions de la Foret Noire a Heidelberg. Il faisait un
temps de neige extraordinaire; aussi loin que s'etendaient
[5]nos regards sur l'immense plaine deserte, nous ne decouvrions
plus de trace de route, de chemin, ni de sentier.
La bise sifflait son ariette stridente avec une persistance
monotone, et Wilfrid, la besace aplatie sur sa maigre echine,
ses longues jambes de heron etendues, la visiere de sa
[
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