k ou le ballon d'Alsace... Qu'est-ce
qu'il fait la, tout seul, en robe de juge, assis sur son grand
fauteuil a ces hauteurs immenses ou l'on ne voit plus rien
que des arbres rabougris et des tourbillons de petites
mouches?... Dollinger ne le sait pas. Il attend, tout
[15]frissonnant de la sueur froide et de l'angoisse du cauchemar.
Un grand soleil rouge se leve de l'autre cote du
Rhin, derriere les sapins de la foret Noire, et, a mesure
que le soleil monte, en bas, dans les vallees de Thann, de
Munster, d'un bout a l'autre de l'Alsace, c'est un roulement
[20]confus, un bruit de pas, de voitures en marche, et
cela grossit, et cela s'approche, et Dollinger a le coeur
serre! Bientot, par la longue route tournante qui grimpe
aux flancs de la montagne, le juge de Colmar voit venir a
lui un cortege lugubre et interminable, tout le peuple
[25]d'Alsace qui s'est donne rendez-vous a cette passe des
Vosges pour emigrer solennellement.
En avant montent de longs chariots atteles de quatre
boeufs, ces longs chariots a claire-voie que l'on rencontre
tout debordants de gerbes au temps des moissons, et qui
[30]maintenant s'en vont charges de meubles, de hardes,
d'instruments de travail. Ce sont les grands lits, les hautes
armoires, les garnitures d'indienne, les huches, les rouets,
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les petites chaises des enfants, les fauteuils des ancetres,
vieilles reliques entassees, tirees de leurs coins, dispersant
au vent de la route la sainte poussiere des foyers. Des
maisons entieres partent dans ces chariots. Aussi
[5]n'avancent-ils qu'en gemissant, et les boeufs les tirent avec
peine, comme si le sol s'attachait aux roues, comme si ces
parcelles de terre seche restees aux herses, aux charrues,
aux pioches, aux rateaux, rendant la charge encore plus
lourde, faisaient de ce depart un deracinement. Derriere
[10]se presse une foule silencieuse, de tout rang, de tout age,
depuis les grands vieux a tricorne qui s'appuient en
tremblant sur des batons, jusqu'aux petits blondins frises,
vetus d'une bretelle et d'un pantalon de futaine, depuis
l'aieule paralytique que de fiers garcons portent sur leurs
[15]epaules, jusqu'aux enfants de lait que les meres serrent
contre leurs poitrines; tous, les vaillants comme les infirmes,
ceux qui seront les soldats de l'annee prochaine et ceux
qui ont fait la terrible campagne, des cuirassiers amputes
qui se trainent sur des bequilles, des artilleurs haves,
[20]extenues, ayant encore dans leurs
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