lquefois j'avais la chance de rencontrer la chaine.
Vite je m'accrochais tout au bout de ces longs trains de
[25]bateaux qu'elle remorquait, et, les rames immobiles,
etendues comme des ailes qui planent, je me laissais aller a
cette vitesse silencieuse qui coupait la riviere en longs
rubans d'ecume et faisait filer des deux cotes les arbres,
les maisons du quai. Devant moi, loin, bien loin, j'entendais
[30]le battement monotone de l'helice, un chien qui
aboyait sur un des bateaux de la remorque, ou montait
d'une cheminee basse un petit filet de fumee; et tout cela
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me donnait l'illusion d'un grand voyage, de la vraie vie
de bord.
Malheureusement, ces rencontres de la chaine etaient
rares. Le plus souvent il fallait ramer et ramer aux heures
[5]de soleil. Oh! les pleins midis tombant d'aplomb sur la
riviere, il me semble qu'ils me brillent encore. Tout
flambait, tout miroitait. Dans cette atmosphere aveuglante
et sonore qui flotte au-dessus des vagues et vibre a
tous leurs mouvements, les courts plongeons de mes rames,
[10]les cordes des haleurs soulevees de l'eau toutes ruisselantes
faisaient passer des lumieres vives d'argent poli.
Et je ramais en fermant les yeux. Par moments, a la
vigueur de mes efforts, a l'elan de l'eau sous ma barque,
je me figurais que j'allais tres-vite; mais en relevant la
[15]tete, je voyais toujours le meme arbre, le meme mur en
face de moi sur la rive.
Enfin, a force de fatigues, tout moite et rouge de chaleur,
je parvenais a sortir de la ville. Le vacarme des bains
froids, des bateaux de blanchisseuses, des pontons
[20]d'embarquement diminuait. Les ponts s'espacaient sur la
rive elargie. Quelques jardins de faubourg, une cheminee
d'usine, s'y refletaient de loin en loin. A l'horizon
tremblaient des iles vertes. Alors, n'en pouvant plus, je venais
me ranger contre la rive, au milieu des roseaux tout
[25]bourdonnants; et la, abasourdi par le soleil, la fatigue,
cette chaleur lourde qui montait de l'eau etoilee de larges
fleurs jaunes, le vieux loup de mer se mettait a saigner du
nez pendant des heures. Jamais mes voyages n'avaient
un autre denoument. Mais que voulez-vous? Je trouvais
[30]cela delicieux.
Le terrible, par exemple, c'etait le retour, la rentree.
J'avais beau revenir a toutes rames, j'arrivais toujours
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trop tard, longtemps apres la sortie des classes. L'impression
du jour qui tombe, les premiers becs de gaz dans
le brouillard, la retraite,
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