uves, discutait les diverses opinions,
mais ne concluait pas.
Plusieurs femmes s'etaient levees pour s'approcher et
demeuraient debout, l'oeil fixe sur la bouche rasee du
[10]magistrat d'ou sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient,
vibraient, crispees par leur peur curieuse, par
l'avide et insatiable besoin d'epouvante qui hante leur
ame, les torture comme une faim.
Une d'elles, plus pale que les autres, prononca pendant
[15]un silence:
--C'est affreux. Cela touche au "surnaturel." On ne
saura jamais rien.
Le magistrat se tourna vers elle:
--Oui, madame, il est probable qu'on ne saura jamais
[20]rien. Quant au mot surnaturel que vous venez d'employer,
il n'a rien a faire ici. Nous sommes en presence
d'un crime fort habilement concu, fort habilement execute,
si bien enveloppe de mystere que nous ne pouvons
le degager des circonstances impenetrables qui l'entourent.
[25]Mais j'ai eu, moi, autrefois, a suivre une affaire ou
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vraiment semblait se meler quelque chose de fantastique. Il
a fallu l'abandonner d'ailleurs, faute de moyens de
l'eclaircir.
Plusieurs femmes prononcerent en meme temps, si vite
[5]que leurs voix n'en firent qu'une:
--Oh! dites-nous cela.
M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un
juge d'instruction. Il reprit:
--N'allez pas croire, au moins, que j'aie pu, meme un
[10]instant, supposer en cette aventure quelque chose de
surhumain. Je ne crois qu'aux causes normales. Mais
si, au lieu d'employer le mot "surnaturel" pour exprimer
ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement
du mot "inexplicable," cela vaudrait beaucoup mieux.
[15]En tout cas, dans l'affaire que je vais vous dire, ce sont
surtout les circonstances environnantes, les circonstances
preparatoires qui m'ont emu. Enfin, voici les faits:
J'etais alors juge d'instruction a Ajaccio, une petite
ville blanche, couchee au bord d'un admirable golfe
[20]qu'entourent partout de hautes montagnes.
Ce que j'avais surtout a poursuivre la-bas, c'etaient les
affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques
au possible, de feroces, d'heroiques. Nous retrouvons la
les plus beaux sujets de vengeance qu'on puisse rever, les
[25]haines seculaires, apaisees un moment, jamais eteintes,
les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres
et presque des actions glorieuses. Depuis deux
ans, je n'entendais parler que du prix du sang, que de ce
terrible prejuge corse qui
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