ne pouvaient se passer d'esprit. Une femme ainsi
faite en acquerait pour devenir aussi belle que celles qui l'etaient
davantage. La marquise, au contraire, avait eu le malheur d'etre
incontestablement belle. Je n'ai vu d'elle que son portrait, qu'elle
avait, comme toutes les vieilles femmes, la coquetterie d'etaler dans
sa chambre a tous les regards. Elle y etait representee en nymphe
chasseresse, avec un corsage de satin imprime imitant la peau de tigre,
des manches de dentelle, un arc de bois de sandal et un croissant de
perles qui se jouait sur ses cheveux crepes. C'etait, malgre tout, une
admirable peinture, et surtout une admirable femme; grande, svelte,
brune, avec des yeux noirs, des traits severes et nobles, une bouche
vermeille qui ne souriait point, et des mains qui, dit-on, avaient fait
le desespoir de la princesse de Lamballe. Sans la dentelle, le satin et
la poudre, c'eut ete vraiment la une de ces nymphes fieres et agiles
que les mortels apercevaient au fond des forets ou sur le flanc des
montagnes pour en devenir fous d'amour et de regret.
Pourtant la marquise avait eu peu d'aventures. De son propre aveu, elle
avait passe pour manquer d'esprit. Les hommes blases d'alors aimaient
moins la beaute pour elle-meme que pour ses agaceries coquettes. Des
femmes infiniment moins admirees lui avaient ravi tous ses adorateurs,
et, ce qu'il y a d'etrange, elle n'avait pas semble s'en soucier
beaucoup. Ce qu'elle m'avait raconte, _a batons rompus_, de sa vie me
faisait penser que ce coeur-la n'avait point eu de jeunesse, et que la
froideur de l'egoisme avait domine toute autre faculte. Cependant je
voyais autour d'elle des amities assez vives pour la vieillesse:
ses petits-enfants la cherissaient, et elle faisait du bien sans
ostentation; mais comme elle ne se piquait pas de principes, et avouait
n'avoir jamais aime son amant, le vicomte de Larrieux, je ne pouvais pas
trouver d'autre explication a son caractere.
Un soir je la vis plus expansive encore que de coutume. Il y avait de la
tristesse dans ses pensees. "Mon cher enfant, me dit-elle, le vicomte
de Larrieux vient de mourir de sa goutte; c'est une grande douleur pour
moi, qui fus son amie pendant soixante ans. Et puis il est effrayant de
voir comme l'on meurt! Ce n'est pas etonnant, il etait si vieux!
--Quel age avait-il? demandai-je.
--Quatre-vingt-quatre ans. Pour moi, j'en ai quatre-vingts; mais je ne
suis pas infirme comme il l'etait; je dois esperer
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