en me regardant, lui avait parle a
plusieurs reprises! La figure de Lelio, forcee de rester grave pour ne
pas deroger a la dignite de son role, n'avait rien exprime qui put me
faire deviner le genre de renseignements qu'on lui donnait sur mon
compte. Je connaissais du reste fort peu ce Bretillac; je n'imaginais
pas ce qu'il avait pu dire de moi en bien ou en mal.
De ce soir seulement je compris l'espece d'amour qui m'enchainait a
Lelio: c'etait une passion tout intellectuelle, toute romanesque. Ce
n'etait pas lui que j'aimais, mais le heros des anciens jours qu'il
savait representer; ces types de franchise, de loyaute et de tendresse a
jamais perdus revivaient en lui, et je me trouvais avec lui et par lui
reportee a une epoque de vertus desormais oubliees. J'avais l'orgueil de
penser qu'en ces jours-la je n'eusse pas ete meconnue et diffamee, que
mon coeur eut pu se donner, et que je n'eusse pas ete reduite a aimer un
fantome de comedie. Lelio n'etait pour moi que l'ombre du Cid, que le
representant de l'amour antique et chevaleresque dont on se moquait
maintenant en France. Lui, l'homme, l'histrion, je ne le craignais
guere, je l'avais vu; je ne pouvais l'aimer qu'en public. Mon Lelio a
moi, c'etait un etre factice que je ne pouvais plus saisir des qu'on
eloignait le lustre de la Comedie. Il lui fallait l'illusion de la
scene, le reflet des quinquets, le fard du costume pour etre celui que
j'aimais. En depouillant tout cela, il rentrait pour moi dans le neant;
comme une etoile il s'effacait a l'eclat du jour. Hors les planches il
ne me prenait plus la moindre envie de le voir, et meme j'en eusse ete
desesperee. C'eut ete pour moi comme de contempler un grand homme reduit
a un peu de cendre dans un vase d'argile.
Mes frequentes absences aux heures ou j'avais l'habitude de recevoir
Larrieux, et surtout mon refus formel d'etre desormais sur un autre pied
avec lui que sur celui de l'amitie, lui inspirerent un acces de jalousie
mieux fonde, je l'avoue, qu'aucun de ceux qu'il eut ressentis. Un soir
que j'allais aux Carmelites dans l'intention de m'en echapper par
l'autre issue, je m'apercus qu'il me suivait, et je compris qu'il serait
desormais presque impossible de lui cacher mes courses nocturnes. Je
pris donc le parti d'aller publiquement au theatre. J'acquis peu a peu
l'hypocrisie necessaire pour renfermer mes impressions, et d'ailleurs je
me mis a professer hautement pour Hippolyte Clairon une admiration
qui pouvait
|