a, Madame, je le sais.
Le monde vous accuse de froideur et de devotion outree, moi seul je
vous juge et je vous connais. Un seul de vos sourires, une seule de vos
larmes, ont suffi pour dementir les fables stupides qu'un chevalier de
Bretillac m'a debitees contre vous.
"Mais quelle destinee est donc aussi la votre! Quelle etrange fatalite
pese donc sur vous comme sur moi pour qu'au sein d'un monde si brillant
et qui se dit si eclaire, vous n'ayez trouve pour vous rendre justice
que le coeur d'un pauvre comedien? Eh bien! rien ne m'otera cette pensee
triste et consolante; c'est que, si nous etions nes sur le meme echelon
de la societe, vous n'auriez pas pu m'echapper, quels qu'eussent ete mes
rivaux, quelle que soit ma mediocrite. Il aurait fallu vous rendre a une
verite, c'est qu'il y a en moi quelque chose de plus grand que leurs
fortunes et leurs titres, la puissance de vous Aimer.
"LELIO."
Cette lettre, continua la marquise, etrange pour le temps ou elle fut
ecrite, me sembla, malgre quelques souvenirs de declamation racinienne
qui percent dans le commencement, tellement forte et vraie, j'y trouvai
un sentiment de passion si neuf et si hardi, que j'en fus bouleversee.
Le reste de fierte qui combattait en moi s'evanouit. J'eusse donne tous
mes jours pour une heure d'un pareil amour.
Je ne vous raconterai pas mes anxietes, mes fantaisies, mes terreurs;
moi-meme je ne pourrais en retrouver le fil et la liaison. Je repondis
quelques mots que voici, autant que je me les rappelle:
"Je ne vous accuse pas, Lelio, j'accuse la destinee; je ne vous plains
pas seul, je me plains aussi. Pour aucune raison d'orgueil, de prudence
ou de pruderie, je ne voudrais vous retirer la consolation de vous
croire distingue de moi. Gardez-la, parce que c'est la seule que j'aie a
vous offrir. Je ne puis jamais consentir a vous voir."
Le lendemain je recus un billet que je lus a la hate, et que j'eus
a peine le temps de jeter au feu pour le derober a Larrieux, qui me
surprit occupee a le lire. Il etait a peu pres concu en ces termes:
"Madame, il faut que je vous parle ou que je meure. Une fois, une seule
fois, une heure seulement, si vous voulez. Que craignez-vous donc d'une
entrevue, puisque vous vous fiez a mon honneur et a ma discretion?
Madame, je sais qui vous etes; je connais l'austerite de vos moeurs, je
connais votre piete, je connais meme vos sentiments pour le vicomte de
Larrieux. Je n'ai pas la sottise d'esperer de vous
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