s joies, mes
impatiences cessaient. Un recueillement profond s'emparait de toutes mes
facultes, et je restais comme absorbee jusqu'au lever du rideau, dans
l'attente d'une grande solennite.
Comme le vautour prend une perdrix dans son vol magnetique, comme il la
tient haletante et immobile dans le cercle magique qu'il trace au-dessus
d'elle, l'ame de Lelio, sa grande ame de tragedien et de poete,
enveloppait toutes mes facultes et me plongeait dans la torpeur de
l'admiration. J'ecoutais, les mains contractees sur mon genou, le menton
appuye sur le velours d'Utrecht de la loge, le front baigne de sueur. Je
retenais ma respiration, je maudissais la clarte fatigante des lumieres,
qui lassait mes yeux secs et brulants, attaches a tous ses gestes, a
tous ses pas. J'aurais voulu saisir la moindre palpitation de son sein,
le moindre pli de son front. Ses emotions feintes, ses malheurs de
theatre, me penetraient comme des choses reelles. Je ne savais bientot
plus distinguer l'erreur de la verite. Lelio n'existait plus pour moi:
c'etait Rodrigue, c'etait Bajazet, c'etait Hippolyte. Je haissais ses
ennemis, je tremblais pour ses dangers; ses douleurs me faisaient
repondre avec lui des flots de larmes; sa mort m'arrachait des cris que
j'etais forcee d'etouffer en machant mon mouchoir. Dans les entr'actes,
je tombais epuisee au fond de ma loge; j'y restais comme morte, jusqu'a
ce que l'aigre ritournelle m'eut annonce le lever du rideau. Alors je
ressuscitais, je redevenais forte et ardente, pour admirer, pour sentir,
pour pleurer. Que de fraicheur, que de poesie, que de jeunesse il y
avait dans le talent de cet homme! Il fallait que toute cette generation
fut de glace pour ne pas tomber a ses pieds.
Et pourtant, quoiqu'il choquat toutes les idees recues, quoiqu'il
lui fut impossible de se faire au gout de ce sot public, quoiqu'il
scandalisat les femmes par le desordre de sa tenue, quoiqu'il offensat
les hommes par ses mepris pour leurs sottes exigences, il avait des
moments de puissance sublime et de fascination irresistible, ou il
prenait tout ce public retif et ingrat dans son regard et dans sa
parole, comme dans le creux de sa main, et il le forcait d'applaudir et
de frissonner. Cela etait rare, parce que l'on ne change pas
subitement tout l'esprit d'un siecle; mais quand cela arrivait, les
applaudissements etaient frenetiques; il semblait que, subjugues alors
par son genie, les Parisiens voulussent expier toutes leurs injusti
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