ni
a la ville et a la cour. A ses debuts, j'ai oui dire qu'il fut
outrageusement siffle. Par la suite, on lui tint compte de la chaleur
de son ame et de ses efforts pour se perfectionner; on le tolera, on
l'applaudit parfois; mais, en somme, on le considera toujours comme un
comedien de mauvais gout.
C'etait un homme qui, en fait d'art, n'etait pas plus de son siecle
qu'en fait de moeurs je n'etais du mien. Ce fut peut-etre la le rapport
immateriel, mais tout-puissant, qui des deux extremites de la chaine
sociale attira nos ames l'une vers l'autre. Le public n'a pas plus
compris Lelio que le monde ne m'a jugee. "Cet homme est exagere,
disait-on, de lui; il se force, il ne sent rien;" et de moi l'on disait
ailleurs: "Cette femme est meprisante et froide; elle n'a pas de coeur."
Qui sait si nous n'etions pas les deux etres qui sentaient le plus
vivement de l'epoque!
Dans ce temps-la, on jouait la tragedie _decemment_; il fallait avoir
bon ton, meme en donnant un soufflet; il fallait mourir convenablement
et tomber avec grace. L'art dramatique etait faconne aux convenances du
beau monde; la diction et le geste des acteurs etaient en rapport
avec les paniers et la poudre dont on affublait encore Phedre et
Clytemnestre. Je n'avais pas calcule et senti les defauts de cette
ecole. Je n'allais pas loin dans mes reflexions; seulement la tragedie
m'ennuyait a mourir; et comme il etait de mauvais ton d'en convenir,
j'allais courageusement m'y ennuyer deux fois par semaine; mais l'air
froid et contraint dont j'ecoutais ces pompeuses tirades faisait dire de
moi que j'etais insensible au charme des beaux vers.
J'avais fait une assez longue absence de Paris, quand je retournai un
soir a la Comedie-Francaise pour voir jouer _le Cid_. Pendant mon sejour
a la campagne, Lelio avait ete admis a ce theatre, et je le voyais pour
la premiere fois. Il joua Rodrigue. Je n'entendis pas plus tot le son de
sa voix que je fus emue. C'etait une voix plus penetrante que sonore,
une voix nerveuse et accentuee. Sa voix etait une des choses que l'on
critiquait en lui. On voulait que le Cid eut une basse-taille, comme on
voulait que tous les heros de l'antiquite fussent grands et forts. Un
roi qui n'avait pas cinq pieds six pouces ne pouvait pas ceindre le
diademe: cela etait contraire aux arrets du bon gout.
Lelio etait petit et grele; sa beaute ne consistait pas dans les
traits, mais dans la noblesse du front, dans la grace irresistible des
a
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