pour arriver
jusqu'a mon amant. J'aime mieux vous le dire: c'etait un comedien.
--C'etait toujours bien un roi, j'imagine.
--Le plus noble et le plus elegant qui monta jamais sur les planches.
Vous n'etes pas surpris?
--Pas trop. J'ai oui dire que ces unions disproportionnees n'etaient pas
rares, meme dans le temps ou les prejuges avaient le plus de force en
France. Laquelle des amies de madame d'Epinay vivait donc avec Jeliotte?
--Comme vous connaissez notre temps! Cela fait pitie. Eh! c'est
precisement parce que ces traits-la sont consignes dans les memoires,
et cites avec etonnement, que vous devriez conclure leur rarete et leur
contradiction avec les moeurs du temps. Soyez sur qu'ils faisaient des
lors un grand scandale; et lorsque vous entendez parler d'horribles
depravations, du duc de Guiche et de Manicamp, de madame de Lionne et
de sa fille, vous pouvez etre assure que ces choses-la etaient aussi
revoltantes au temps ou elles se passerent qu'au temps ou vous les
lisez. Croyez-vous donc que ceux dont la plume indignee vous les a
transmises fussent les seuls honnetes gens de France?"
Je n'osais point contredire la marquise. Je ne sais lequel de nous deux
etait competent pour juger la question. Je la ramenai a son histoire,
qu'elle reprit ainsi:
"Pour vous prouver combien peu cela etait tolere, je vous dirai que
la premiere fois que je le vis, et que j'exprimai mon admiration a la
comtesse de Ferrieres, qui se trouvait aupres de moi, elle me repondit:
"Ma toute belle, vous ferez bien de ne pas dire votre avis si chaudement
devant une autre que moi; on vous raillerait cruellement si l'on vous
soupconnait d'oublier qu'aux yeux d'une femme bien nee un comedien ne
peut pas etre un homme."
Cette parole de madame de Ferrieres me resta dans l'esprit, je ne sais
pourquoi. Dans la situation ou j'etais, ce ton de mepris me paraissait
absurde; et cette crainte que je ne vinsse a me compromettre par mon
admiration semblait une hypocrite mechancete.
Il s'appelait Lelio, etait Italien de naissance, mais parlait
admirablement le francais. Il pouvait bien avoir trente-cinq ans,
quoique sur la scene il parut souvent n'en avoir pas vingt. Il jouait
mieux Corneille que Racine; mais dans l'un et dans l'autre il etait
inimitable.
--Je m'etonne, dis-je en interrompant la marquise, que son nom ne soit
pas reste dans les annales du talent dramatique.
--Il n'eut jamais de reputation, repondit-elle; on ne l'appreciait
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