remit a ramer, lentement, a coups reguliers. Ou etait le
port, ou etait la terre? ou etait l'entree du golfe et la large mer?
Je n'en savais rien. Le poulpe remuait encore pres de mes pieds, et je
souffrais dans les ongles comme si on me les eut brules aussi. Soudain,
j'apercus des lumieres; on rentrait au port.
--Est-ce que tu as sommeil? demanda mon ami.
--Non, pas du tout.
--Alors, nous allons bavarder un peu sur mon toit.
--Bien volontiers.
Au moment ou nous arrivions sur cette terrasse, j'apercus le croissant
de la lune qui se levait derriere les montagnes. Le vent chaud glissait
par souffles lents, plein d'odeurs legeres, presque imperceptibles,
comme s'il eut balaye sur son passage la saveur des jardins et des
villes de tous les pays brules du soleil.
Autour de nous, les maisons blanches aux toits carres descendaient vers
la mer, et sur ces toits on voyait des formes humaines couchees ou
debout, qui dormaient ou qui revaient sous les etoiles, des familles
entieres roulees en de longs vetements de flanelle et se reposant, dans
la nuit calme, de la chaleur du jour.
Il me sembla tout a coup que l'ame orientale entrait en moi, l'ame
poetique et legendaire des peuples simples aux pensees fleuries. J'avais
le coeur plein de la Bible et des Mille et une Nuits; j'entendais des
prophetes annoncer des miracles et je voyais sur les terrasses de palais
passer des princesses en pantalons de soie, tandis que brulaient, en des
rechauds d'argent, des essences fines dont la fumee prenait des formes
de genies.
Je dis a Tremoulin:
--Tu as de la chance d'habiter ici.
Il repondit:
--C'est le hasard qui m'y a conduit.
--Le hasard?
--Oui, le hasard et le malheur.
--Tu as ete malheureux?
--Tres malheureux.
Il etait debout, devant moi, enveloppe de son burnous, et sa voix me fit
passer un frisson sur la peau, tant elle me sembla douloureuse.
Il reprit apres un moment de silence:
--Je peux te raconter mon chagrin. Cela me fera peut-etre du bien d'en
parler.
--Raconte.
--Tu le veux?
--Oui.
--Voila. Tu te rappelles bien ce que j'etais au college: une maniere
de poete eleve dans une pharmacie. Je revais de faire des livres, et
j'essayai, apres mon baccalaureat. Cela ne me reussit pas. Je publiai un
volume de vers, puis un roman, sans vendre davantage l'un que l'autre,
puis une piece de theatre qui ne fut pas jouee.
Alors, je devins amoureux. Je ne te raconterai pas ma passion. A cote
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