almes de
plusieurs mois, les coups de vent qui jettent hors la route, tous les
accidents, aventures et mesaventures de mer, enfin, avaient tenu loin de
sa patrie ce trois-mats normand qui revenait a Marseille le ventre plein
de boites de fer-blanc contenant des conserves d'Amerique.
Au depart il avait a bord, outre le capitaine et le second, quatorze
matelots, huit normands et six bretons. Au retour il ne lui restait plus
que cinq bretons et quatre normands, le breton etait mort en route,
les quatre normands disparus en des circonstances diverses avaient ete
remplaces par deux americains, un negre et un norvegien racole, un soir,
dans un cabaret de Singapour.
Le gros bateau, les voiles carguees, vergues en croix sur sa mature,
traine par un remorqueur marseillais qui haletait devant lui, roulant
sur un reste de houle que le calme survenu laissait mourir tout
doucement, passa devant le chateau d'If, puis sous tous les rochers gris
de la rade que le soleil couchant couvrait d'une buee d'or, et il entra
dans le vieux port ou sont entasses, flanc contre flanc, le long des
quais, tous les navires du monde, pele-mele, grands et petits, de toute
forme et de tout greement, trempant comme une bouillabaisse de bateaux
en ce bassin trop restreint, plein d'eau putride ou les coques se
frolent, se frottent, semblent marinees dans un jus de flotte.
_Notre-Dame-des-Vents_ prit sa place, entre un brick italien et une
goelette anglaise qui s'ecarterent pour laisser passer ce camarade;
puis, quand toutes les formalites de la douane et du port eurent ete
remplies, le capitaine autorisa les deux tiers de son equipage a passer
la soiree dehors.
La nuit etait venue. Marseille s'eclairait. Dans la chaleur de ce soir
d'ete, un fumet de cuisine a l'ail flottait sur la cite bruyante, pleine
de voix, de roulements, de claquements, de gaiete meridionale.
Des qu'ils se sentirent sur le port, les dix hommes que la mer roulait
depuis des mois se mirent en marche tout doucement, avec une hesitation
d'etres depayses, desaccoutumes des villes, deux par deux, en
procession.
Ils se balancaient, s'orientaient, flairant les ruelles qui aboutissent
au port, enfievres par un appetit d'amour qui avait grandi dans leurs
corps pendant leurs derniers soixante-six jours de mer. Les normands
marchaient en tete, conduits par Celestin Duclos, un grand gars fort et
malin qui servait de capitaine aux autres chaque fois qu'ils mettaient
pied a terre. Il dev
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