de la boutique de papa, il y avait un tailleur, lequel etait pere d'une
fille. Je l'aimai. Elle etait intelligente, ayant conquis ses diplomes
d'instruction superieure, et avait un esprit vif, sautillant, tres en
harmonie, d'ailleurs, avec sa personne. On lui eut donne quinze ans bien
qu'elle en eut plus de vingt-deux. C'etait une toute petite femme, fine
de traits, de lignes, de ton, comme une aquarelle delicate. Son nez, sa
bouche, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, son sourire, sa taille, ses
mains, tout cela semblait fait pour une vitrine et non pour la vie a
l'air. Pourtant elle etait vive, souple et active incroyablement. J'en
fus tres amoureux. Je me rappelle deux ou trois promenades au jardin du
Luxembourg, aupres de la fontaine de Medicis, qui demeureront assurement
les meilleures heures de ma vie. Tu connais, n'est-ce pas, cet etat
bizarre de folie tendre qui fait que nous n'avons plus de pensee que
pour des actes d'adoration? On devient veritablement un possede que
hante une femme, et rien n'existe plus pour nous a cote d'elle.
Nous fumes bientot fiances. Je lui communiquai mes projets d'avenir
qu'elle blama. Elle ne me croyait ni poete, ni romancier, ni auteur
dramatique, et pensait que le commerce, quand il prospere, peut donner
le bonheur parfait.
Renoncant donc a composer des livres, je me resignai a en vendre, et
j'achetai, a Marseille, la Librairie Universelle, dont le proprietaire
etait mort.
J'eus la trois bonnes annees. Nous avions fait de notre magasin une
sorte de salon litteraire ou tous les lettres de la ville venaient
causer. On entrait chez nous comme on entre au cercle, et on echangeait
des idees sur les livres, sur les poetes, sur la politique surtout. Ma
femme, qui dirigeait la vente, jouissait d'une vraie notoriete dans
la ville. Quant a moi, pendant qu'on bavardait au rez-de-chaussee,
je travaillais dans mon cabinet du premier qui communiquait avec la
librairie par un escalier tournant. J'entendais les voix, les rires, les
discussions, et je cessais d'ecrire parfois, pour ecouter. Je m'etais
mis en secret a composer un roman--que je n'ai pas fini.
Les habitues les plus assidus etaient M. Montina, un rentier, un grand
garcon, un beau garcon, un beau du Midi, a poil noir, avec des yeux
complimenteurs, M. Barbet, un magistrat, deux commercants, MM. Faucil et
Labarregue, et le general marquis de Fleche, le chef du parti royaliste,
le plus gros personnage de la province, un vieux de soi
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