, autant
qu'il etait en lui, l'amertume secrete qui se cachait sous la resignation
de M. de Boisguilbault.
"Il m'est bien facile de me contenter du present, lui dit le vieillard avec
un triste sourire. J'ai peu d'annees a vivre; quoique je ne sois ni
tres-vieux ni tres-malade, ma vie est usee, je le sens, et chaque jour, mon
sang se refroidit et se congele. Je pourrais me plaindre peut-etre de
n'avoir point eu de joies dans le passe; mais quand le passe a fui devant
nous, qu'importe ce qu'il a ete? ivresse ou desespoir, vigueur ou
faiblesse, tout a disparu comme un songe.
--Mais non pas sans laisser des traces, reprit Emile. Quand meme le
souvenir lui-meme s'effacerait, les emotions douces ou penibles ont depose
en nous leur baume ou leur poison, et notre coeur est calme ou brise, selon
ce qui l'a affecte. Jadis, je crois que vous avez beaucoup souffert,
quoique votre courage ne veuille pas descendre a la plainte, et cette
souffrance, que vous cachez avec trop de fierte peut-etre, augmente mon
respect et ma sympathie pour vous.
--J'ai plus souffert par l'absence du bonheur que par ce qu'on est convenu
d'appeler le malheur meme. Une certaine fierte m'a toujours empeche, j'en
conviens, de chercher un remede dans la sympathie des autres. Il eut fallu
que l'amitie fut venue me chercher, je ne savais pas courir apres elle.
--Mais, alors, l'eussiez-vous acceptee?
--Oh! certainement, dit M. de Boisguilbault toujours d'un ton froid, mais
avec un soupir qui penetra dans le coeur d'Emile.
--Et maintenant, est-ce qu'il est trop tard? dit le jeune homme avec un
profond sentiment de pitie respectueuse.
--Maintenant ... il faudrait pouvoir y croire, reprit le marquis, ou oser
la demander ... et a qui, d'ailleurs?
--Et pourquoi donc pas a celui qui vous ecoute et vous comprend
aujourd'hui? C'est peut-etre le premier depuis bien longtemps!
--Il est vrai!
--Eh bien, meprisez-vous ma jeunesse? Me jugez-vous incapable d'un
sentiment serieux, et craignez-vous de rajeunir en accordant quelque
affection a un enfant?
--Et si j'allais vous vieillir, Emile?
--Eh bien, comme, de mon cote, j'essaierai de vous faire revenir sur vos
pas, ce sera une lutte avantageuse pour tous deux. J'y gagnerai en sagesse,
a coup sur, et peut-etre y trouverez-vous quelque allegement a vos austeres
ennuis. Croyez en moi, monsieur de Boisguilbault: a mon age, on ne sait pas
feindre; si j'ose vous offrir ma respectueuse amitie, c'est que je
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