algre cette confiance, Emile passa la nuit dans d'affreuses perplexites.
Il se representait l'entretien qu'il allait avoir avec Janille, et il eut
pu ecrire les questions et les reponses, tant il connaissait l'aplomb et la
franchise de la petite femme.
"Ah mais, Monsieur (devait-elle lui dire, a coup sur), parlez a votre pere
avant tout, et arrangez-vous avec lui; car il est fort inutile de troubler
l'esprit de M. Antoine par une demande conditionnelle, des projets
incertains. En attendant, ne revenez plus, ou revenez fort peu, car
personne n'est oblige de savoir vos intentions, et Gilberte n'est pas fille
a vous ecouter sans etre sure de pouvoir etre votre femme."
Et puis il craignait aussi que Janille, qui avait l'esprit fort positif, ne
traitat d'illusion la possibilite du consentement de M. Cardonnet, et ne
lui interdit les visites frequentes, a moins qu'il n'apportat une belle et
bonne preuve de la liberte de son choix.
Il etait donc plus que prouve qu'Emile devait entamer le combat avec son
pere d'abord, et agir ensuite en consequence; a savoir: aller rarement a
Chateaubrun avant d'avoir concu un certain espoir de vaincre, ou, s'il n'y
avait aucun motif d'espoir, s'abstenir de jamais troubler le bonheur de la
famille de Chateaubrun par d'inutiles ouvertures, s'eloigner enfin,
renoncer a Gilberte ...
Mais voila ce qu'il etait impossible a Emile de comprendre au nombre des
choses probables. L'idee de la mort entrerait plus facilement dans la tete
d'un enfant que celle de renoncer a la femme aimee dans celle d'un jeune
homme fortement epris.
Aussi Emile concevait-il plus volontiers la chance de se bruler la cervelle
sous les yeux de son pere que celle de plier sous sa volonte. "Eh bien! se
disait-il, je lui parlerai, des demain, a ce maitre terrible, et je lui
parlerai de telle maniere que je pourrai ensuite me presenter le front leve
a Chateaubrun."
Et pourtant, quand vint le lendemain, Emile, au lieu de se sentir investi
de toute la force de sa volonte, se trouva si epuise par l'insomnie et si
navre de tristesse, qu'il craignit d'etre faible, et ne parla point.
Quoi de plus douloureux, en effet, lorsque l'ame s'est epanouie dans un
reve delicieux, que de se voir jete tout a coup dans une cruelle realite?
Quand on s'est fait un adorable secret a soi-meme d'un amour chastement
voile, d'aller le reveler froidement a des etres qui ne le comprennent pas,
ou qui le meprisent?
Soit qu'Emile fit cet aveu
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