dit
Moliere des pretendus portraits dans son _Impromptu de Versailles_, mais
par des raisons plus radicales que celles qu'il donne. Il y a des traits
a l'infini chez Moliere, mais pas ou peu de portraits. La Bruyere et les
peintres critiques font des portraits, patiemment, ingenieusement,
ils collationnent les observations, et, en face d'un ou de plusieurs
modeles, ils reportent sans cesse sur leur toile un detail a cote d'un
autre. C'est la difference d'Onuphre a Tartufe; La Bruyere qui critique
Moliere ne la sentait pas. Moliere, lui, invente, engendre ses
personnages, qui ont bien ca et la des airs de ressembler a tels ou
tels, mais qui, au total, ne sont qu'eux-memes. L'entendre autrement,
c'est ignorer ce qu'il y a de multiple et de complexe dans cette
mysterieuse physiologie dramatique dont l'auteur seul a le secret. Il
peut se rencontrer quelques traits d'emprunts dans un vrai personnage
comique; mais entre cette realite copiee un moment, puis abandonnee,
et l'invention, la creation, qui la continue, qui la porte, qui la
transfigure, la limite est insaisissable. Le grand nombre superficiel
salue au passage un trait de sa connaissance et s'ecrie: "C'est le
portrait de tel homme." On attache pour plus de commodite une etiquette
connue a un personnage nouveau. Mais veritablement l'auteur seul sait
jusqu'ou va la copie et ou l'invention commence; seul il distingue la
ligne sinueuse, la jointure plus savante et plus divinement accomplie
que celle de l'epaule de Pelops.
Dans cette famille d'esprits qui compte, en divers temps et a divers
rangs, Cervantes, Rabelais, Le Sage, Fielding, Beaumarchais et Walter
Scott, Moliere est, avec Shakspeare, l'exemple le plus complet de la
faculte dramatique, et, a proprement parler, creatrice, que je voudrais
exactement determiner. Shakspeare a de plus que Moliere les touches
pathetiques et les eclats du terrible: Macbeth, le roi Lear, Ophelie;
mais Moliere rachete a certains egards cette perte par le nombre,
la perfection, la contexture profonde et continue de ses principaux
caracteres. Chez tous ces grands hommes evidemment, chez Moliere plus
evidemment encore, le genie dramatique n'est pas une extension, un
epanouissement au dehors d'une faculte lyrique et personnelle qui,
partant de ses propres sentiments interieurs, travaillerait a les
transporter et a les faire revivre le plus possible sous d'autres
masques (Byron, dans ses tragedies), pas plus que ce n'est l'application
pure
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