emblent jetees au hasard, dechiquetees par
petits couplets qu'etrangle a la fin une sentence[30]." Ce reproche
est fondamental a l'egard de Delille et tient a la nature meme de
son procede. Lorsqu'il debuta dans le monde, on ne songeait qu'a des
morceaux, et tout dependait du succes d'une lecture. Il alla droit a cet
ecueil et s'y complut. Rivarol disait de lui: "Il fait un sort a chaque
vers, et il neglige la fortune du poeme!" Quand Delille avait acheve
quelque portion descriptive, quelque morceau, il avait coutume de dire:
"Eh bien, ou mettrons-nous ca maintenant?" On le voit, c'etait moins un
poeme qu'il composait, qu'un appartement, en quelque sorte, qu'il ornait
et meublait selon la fantaisie ou l'occurrence.
[Note 28: Correspondance.]
[Note 29: 1782; lettre VIII.]
[Note 30: Je citerai encore ce passage judicieux: "On convient assez
generalement que la maniere de M. l'abbe Delille n'est ni grande ni
large; que souvent meme elle est froide et penible. La grace parait
etre son caractere distinctif, mais c'est la grace plus ingenieuse que
naturelle de Boucher. Souvent il substitue l'esprit au sentiment, plus
souvent il emousse et affaiblit le sentiment par l'esprit qu'il y mele.
Il affecte assez frequemment dans son style ces tours precieux qui
ressemblent aux mines des coquettes. Un autre defaut considerable de la
maniere de M. l'abbe Delille, c'est une vaine apparence de richesse
et d'abondance qui ne consiste que dans des mots accumules ou des
enumerations fatigantes....." (_Annee litteraire_, 1782, lettre VIII.) ]
Le _Mercure_, qui donna sur _les Jardins_ un pur article d'ami[31], nous
montre quelle etait alors dans le monde la vraie situation du poete, en
ces mots: "Voici le moment que la critique attendait pour se venger
de ce _dupeur d'oreilles_, dont le debit enchanteur la reduisait au
silence. M. l'abbe Delille respecte toutes les reputations, applaudit a
tous les talents, menage l'amour-propre de tout le monde; n'importe!
on affligera le sien, si l'on peut; c'est la regle. Pense-t-il etre
impunement le poete le plus aimable et le plus aime?" Ce caractere
inoffensif et bienveillant de l'abbe Delille le rendit, jusque bien
avant dans la Revolution, etranger a toutes les querelles. Il n'etait
pas encyclopediste, et il voyait Diderot, et il recitait des vers, pres
de Roucher qu'on lui comparait encore, aux dejeuners de l'abbe Morellet.
Il n'etait ni gluckiste ni picciniste, au grand deplaisir de Marmonte
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