vre quelconque a lui preter, _pourvu que ce fut un ouvrage
litteraire et pas scientifique_. Le valet fit si bien cette commission,
que je pensai qu'il l'avait, cette fois, apprise par coeur. J'avais,
pour toute bibliotheque de voyage, un ou deux romans nouveaux en petit
format, contrefacon achetee a Geneve, et un tout petit bouquin anonyme
que j'hesitai un instant a joindre a mon envoi, et que j'y glissai, ou
plutot que j'y jetai tout a coup, avec l'emotion de l'homme qui brule
ses vaisseaux.
Ce mince bouquin etait un recueil de vers que j'avais publie a vingt ans
sous le voile de l'anonyme, encourage par un oncle editeur qui me
gatait, et averti par mon pere que je ferais sagement de ne pas
compromettre son nom et le mien pour le plaisir de produire cette
bagatelle.
--Je ne trouve pas tes vers trop mauvais, m'avait dit cet excellent
pere; il y a meme des pieces qui me plaisent; mais, puisque tu te
destines aux lettres, contente-toi de lancer ceci comme un ballon
d'essai, et ne t'en vante pas, si tu veux savoir ce qu'on en pense. Si
tu es discret, cette premiere experience te servira. Si tu ne l'es pas,
et que ton livre soit raille, d'une part tu en auras du depit, de
l'autre tu te seras cree un facheux precedent qu'il sera difficile de
faire oublier.
J'avais religieusement suivi ce bon conseil. Mes petits vers n'avaient
pas fait grand bruit, mais ils n'avaient pas deplu, et meme quelques
passages avaient ete remarques. Ils n'avaient, selon moi, qu'un merite,
ils etaient sinceres. Ils exprimaient l'etat d'une jeune ame avide
d'emotions, qui ne se pique pas d'une fausse experience, et qui ne se
vante pas trop d'etre a la hauteur de ses reves.
C'etait certes une grande imprudence que je venais de commettre en les
envoyant a madame de Valvedre. Si elle devinait l'auteur et qu'elle
trouvat les vers ridicules, j'etais perdu. L'amour-propre ne m'aveuglait
pas. Mon livre etait l'oeuvre d'un enfant. Une femme de trente ans
s'interesserait-elle a des elans si naifs, a une candeur si peu
fardee?... Mais pourquoi me devinerait-elle? n'avais-je pas su garder
mon secret avec mes meilleurs amis? Et, si j'etais plus trouble a l'idee
de ses sarcasmes que je ne pouvais l'etre de ceux de toute autre
personne, n'avais-je pas une chance de guerison dans le depit que sa
durete me causerait?
Je ne voulais pourtant pas guerir, je ne le sentais que trop, et les
heures se trainaient, mortellement lentes, plus cruelles encore depuis
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