hasard, il
ne devinait pas ses volontes, il lui suffisait d'un signe pour les
comprendre.
Cette surdite paraissait servir le laconisme de M. de Boisguilbault, et
peut-etre aussi n'etait-il pas fache d'avoir pres de lui un homme dont la
vue affaiblie ne pouvait plus chercher a lire dans sa physionomie: c'etait
une machine plus qu'un serviteur qu'il avait a ses cotes, et qui, prives
par ses infirmites du pouvoir de communiquer avec la pensee de ses
semblables, en avait perdu le desir et le besoin.
On concevait aisement que ces deux vieillards fussent seuls capables de
vivre ensemble, sans songer a s'ennuyer l'un de l'autre, tant il y avait en
eux peu de vie apparente.
Le service ne se faisait pas vite, mais avec ordre. Les deux convives
resterent deux heures a table. Emile remarqua que son hote mangeait a
peine, et seulement pour l'exciter a gouter tous les plats, qui etaient
recherches et succulents.
Les vins furent exquis, et le vieux Martin presentait horizontalement, sans
leur imprimer la moindre secousse, des bouteilles couvertes d'une antique
et venerable poussiere.
Le marquis mouillait a peine ses levres, et faisait signe a son vieux
serviteur de remplir le verre d'Emile qui, habitue a une grande sobriete,
s'observait pour ne pas laisser sa raison succomber a tant d'experiences
reiterees sur les nombreux echantillons de cette cave seigneuriale.
"Est-ce la votre ordinaire, monsieur le marquis? lui demanda-t-il
emerveille de la coquetterie d'un tel repas pour deux personnes.
--Je ... je n'en sais rien, repondit le marquis; je ne m'en mele pas, c'est
Martin qui dirige mon interieur. Je n'ai jamais d'appetit; et ne m'apercois
pas de ce que je mange. Trouvez-vous que ce soit bon?
--Parfait; et si j'avais souvent l'honneur d'etre admis a votre table, je
prierais Martin de me traiter moins splendidement, car je craindrais de
devenir gourmet.
--Pourquoi non? c'est une jouissance comme une autre. Heureux ceux qui en
ont beaucoup!
--Mais il en est de plus nobles et de moins dispendieuses, reprit Emile;
tant de gens manquent du necessaire que j'aurais honte de me faire un
besoin du superflu.
--Vous avez raison, dit M. de Boisguilbault, avec son soupir accoutume. Eh
bien, je dirai a Martin de vous servir plus simplement une autre fois. Il a
juge qu'a votre age on avait grand appetit; mais il me semble que vous
mangez comme quelqu'un qui a fini de grandir. Quel age avez-vous?
--Vingt et un ans.
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