dit, une fois pour toutes, que _sa fille_ etait assez
_savante_, et, la jugeant d'apres elle-meme, qui etait encore coquette
d'ajustements au milieu de sa parcimonieuse economie, elle employait ses
petites epargnes a lui procurer de temps en temps une robe d'indienne ou un
bout de dentelle.
Gilberte affectait de recevoir ces petits presents avec un plaisir extreme
pour ne rien diminuer de celui que sa gouvernante mettait a les lui
apporter. Mais elle soupirait tout bas en songeant qu'avec le prix modique
de ces chiffons on eut pu lui donner un bon livre d'histoire ou de poesie.
Elle consacrait ses heures de loisir a relire sans cesse le petit nombre de
ceux qu'elle avait rapportes de sa pension, et elle les savait presque par
coeur.
Une fois ou deux, sans rien dire de son projet, elle avait determine
Janille, qui tenait les cordons de la bourse commune, a lui donner l'argent
destine a une parure nouvelle. Mais alors il s'etait trouve que Jean avait
eu besoin de souliers, ou que de pauvres gens du voisinage avaient manque
de linge pour leurs enfants; et Gilberte avait ete a ce qu'elle appelait
le plus presse, remettant a des jours meilleurs l'acquisition de ses
livres.
Le cure de Cuzion lui avait prete un Abrege de quelques Peres de l'Eglise,
et la _Vie des Saints_, dont elle avait fait longtemps ses delices; car,
lorsqu'on n'a pas de quoi choisir, on force son esprit a se complaire aux
choses serieuses, en depit de la jeunesse qui vous pousserait a des
occupations moins austeres.
Ces necessites sont parfois salutaires aux bons esprits, et lorsque
Gilberte se plaignait naivement a Emile de son ignorance, il s'etonna au
contraire de la voir si eclairee sur certaines choses de fonds qu'il avait
jugees sur la foi d'autrui sans les approfondir.
L'amour et l'enthousiasme aidant, il ne tarda pas a trouver Gilberte
accomplie, et a la proclamer, en lui-meme, la plus intelligente et la plus
parfaite des creatures humaines; et cela etait relativement vrai.
Le plus grand et le meilleur des etres, c'est celui qui sympathise le plus
avec nous, qui nous comprend le mieux, qui sait le mieux developper et
alimenter ce que nous avons de meilleur dans l'ame; enfin, c'est celui qui
nous ferait l'existence la plus douce et la plus complete, s'il nous etait
donne de fondre entierement la sienne avec la notre.
"Ah! j'ai bien fait de conserver jusqu'ici mon coeur vierge et ma vie pure,
se disait Emile, et je vous remercie, mon
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