resse, aidait madame et mademoiselle Grandet a passer les matinees
ou les soirees les plus fraiches des mois d'avril et d'octobre. La mere
et la fille entretenaient tout le linge de la maison, et employaient si
consciencieusement leurs journees a ce veritable labeur d'ouvriere, que,
si Eugenie voulait broder une collerette a sa mere, elle etait forcee de
prendre sur ses heures de sommeil en trompant son pere pour avoir de la
lumiere. Depuis longtemps l'avare distribuait la chandelle a sa fille et
a la Grande Nanon, de meme qu'il distribuait des le matin le pain et les
denrees necessaires a la consommation journaliere.
La Grande Nanon etait peut-etre la seule creature humaine capable
d'accepter le despotisme de son maitre. Toute la ville l'enviait a
monsieur et a madame Grandet. La Grande Nanon, ainsi nommee a cause de
sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait a Grandet depuis
trente-cinq ans. Quoiqu'elle n'eut que soixante livres de gages, elle
passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante
livres, accumulees depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer
recemment quatre mille livres en viager chez maitre Cruchot. Ce resultat
des longues et persistantes economies de la Grande Nanon parut
gigantesque. Chaque servante, voyant a la pauvre sexagenaire du pain
pour ses vieux jours, etait jalouse d'elle sans penser au dur servage
par lequel il avait ete acquis. A l'age de vingt-deux ans, la pauvre
fille n'avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait
repoussante; et certes ce sentiment etait bien injuste: sa figure eut
ete fort admiree sur les epaules d'un grenadier de la garde; mais en
tout il faut, dit-on, l'a-propos. Forcee de quitter une ferme incendiee
ou elle gardait les vaches, elle vint a Saumur, ou elle chercha du
service, animee de ce robuste courage qui ne se refuse a rien. Le pere
Grandet pensait alors se marier, et voulait deja monter son menage. Il
avisa cette fille rebutee de porte en porte. Juge de la force corporelle
en sa qualite de tonnelier, il devina le parti qu'on pouvait tirer d'une
creature femelle taillee en Hercule, plantee sur ses pieds comme un
chene de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carree du dos,
ayant des mains de charretier et une probite vigoureuse comme l'etait
son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le
teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon
n'epouvanterent le tonnelie
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