issez toutes les
ruses. C'est pour cela que je suis venu te trouver. D'ailleurs, a
Varsovie, je n'aurais non plus rien fait par moi-meme. Allons,
mets vite les chevaux a ta charrette, et conduis-moi lestement.
-- Et ta seigneurie pense qu'il suffit tout bonnement de prendre
une bete a l'ecurie, de l'attacher a une charrette, et -- allons,
marche en avant! -- Ta seigneurie pense qu'on peut la conduire
ainsi sans l'avoir bien cachee?
-- Eh bien! cache-moi, comme tu sais le faire; dans un tonneau
vide, n'est-ce pas?
-- Ouais! ta seigneurie pense qu'on peut la cacher dans un
tonneau? Est-ce qu'elle ne sait pas que chacun croira qu'il y a de
l'eau-de-vie dans ce tonneau?
-- Eh bien! qu'ils croient qu'il y a de l'eau-de-vie!
-- Comment qu'ils croient qu'il y a de l'eau-de-vie! s'ecria le
juif, qui saisit a deux mains ses longues tresses pendantes, et
les leva vers le ciel.
-- Qu'as-tu donc a t'ebahir ainsi?
-- Est-ce que ta seigneurie ignore que le bon Dieu a cree l'eau-
de-vie pour que chacun puisse en faire l'essai? Ils sont la-bas un
tas de gourmands et d'ivrognes. Le premier gentillatre venu est
capable de courir cinq verstes apres le tonneau, d'y faire un
trou, et, quand il verra qu'il n'en sort rien, il dira aussitot:
"Un juif ne conduirait pas un tonneau vide; a coup sur il y a
quelque chose la-dessous. Qu'on saisisse le juif, qu'on garrotte
le juif, qu'on enleve tout son argent au juif, qu'on mette le juif
en prison!" parce que tout ce qu'il y a de mauvais retombe
toujours sur le juif; parce que chacun traite le juif de chien;
parce qu'on se dit qu'un juif n'est pas un homme.
--Eh bien! alors, mets-moi dans un chariot a poisson!
-- Impossible, Dieu le voit, c'est impossible: maintenant, en
Pologne, les hommes sont affames comme des chiens; on voudra voler
le poisson, et on decouvrira ta seigneurie.
-- Eh bien! conduis-moi au diable, mais conduis-moi.
-- Ecoute, ecoute, mon seigneur, dit le juif en abaissant ses
manches sur les poignets et en s'approchant de lui les mains
ecartees: voici ce que nous ferons; maintenant, on batit partout
des forteresses et des citadelles; il est venu de l'etranger des
ingenieurs francais, et l'on mene par les chemins beaucoup de
briques et de pierres. Que ta seigneurie se couche au fond de ma
charrette, et j'en couvrirai le dessus avec des briques. Ta
seigneurie est robuste, bien portante; aussi ne s'inquietera-t-
elle pas beaucoup du poids a porter; et moi, je
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