t avoir quarante-cinq ans.
Une epaisse barbe rousse, des yeux gris et percants, un nez sans
narines et des marques de fer rouge sur le front et sur les joues
donnaient a son large visage couture de petite verole une etrange
et indefinissable expression. Il avait une chemise rouge, une robe
kirghise et de larges pantalons cosaques. Le premier, comme je le
sus plus tard, etait le caporal deserteur Beloborodoff. L'autre,
Athanase Sokoloff, surnomme Khlopoucha[56], etait un criminel
condamne aux mines de Siberie, d'ou il s'etait evade trois fois.
Malgre les sentiments qui m'agitaient alors sans partage, cette
societe ou j'etais jete d'une maniere si inattendue fit sur moi
une profonde impression. Mais Pougatcheff me rappela bien vite a
moi-meme par ses questions.
"Parle; pour quelles affaires as-tu quitte Orenbourg?"
Une idee singuliere me vint a l'esprit. Il me sembla que la
Providence, en m'amenant une seconde fois devant Pougatcheff, me
donnait par la l'occasion d'executer mon projet Je me decidai a la
saisir, et sans reflechir longtemps au parti que je prenais, je
repondis a Pougatcheff:
"J'allais a la forteresse de Belogorsk pour y delivrer une
orpheline qu'on opprime."
Les yeux de Pougatcheff s'allumerent.
"Qui de mes gens oserait offenser une orpheline? s'ecria-t-il.
Eut-il un front de sept pieds, il n'echapperait point a ma
sentence. Parle, quel est le coupable?
-- Chvabrine, repondis-je; il tient en esclavage la meme jeune
fille que tu as vue chez la femme du pretre, et il veut la
contraindre a devenir sa femme.
-- Je vais lui donner une lecon, a Chvabrine, s'ecria Pougatcheff
d'un air farouche. Il apprendra ce que c'est que de faire chez moi
a sa tete et d'opprimer mon peuple. Je le ferai pendre.
-- Ordonne-moi de dire un mot, interrompit Khlopoucha d'une voix
enrouee. Tu t'es trop hate de donner a Chvabrine le commandement
de la forteresse, et maintenant tu te hates trop de le pendre. Tu
as deja offense les Cosaques en leur imposant un gentilhomme pour
chef; ne va donc pas offenser a present les gentilshommes en les
suppliciant a la premiere accusation.
-- Il n'y a ni a les combler de graces ni a les prendre en pitie,
dit a son tour le petit vieillard au ruban bleu; il n'y a pas de
mal de faire pendre Chvabrine; mais il n'y aurait pas de mal de
bien questionner M. l'officier. Pourquoi a-t-il daigne nous rendre
visite? S'il ne te reconnait pas pour tsar, il n'a pas a te
demander justice; et
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