s-je; pourrais-tu battre
Frederic?
-- Fedor Fedorovitch[59]? et pourquoi pas? Je bats bien vos
generaux, et vos generaux l'ont battu. Jusqu'a present mes armes
ont ete heureuses. Attends, attends, tu en verras bien d'autres
quand je marcherai sur Moscou.
-- Et tu comptes marcher sur Moscou?"
L'usurpateur se mit a reflechir; puis il dit a demi-voix: "Dieu
sait, ... ma rue est etroite, ... j'ai peu de volonte, ... mes
garcons ne m'obeissent pas, ... ce sont des pillards, ... il me
faut dresser l'oreille... Au premier revers ils sauveront leurs
cous avec ma tete.
-- Eh bien, dis-je a Pougatcheff, ne vaudrait-il pas mieux les
abandonner toi-meme avant qu'il ne soit trop tard, et avoir
recours a la clemence de l'imperatrice?"
Pougatcheff sourit amerement: "Non, dit-il, le temps du repentir
est passe; on ne me fera pas grace; je continuerai comme j'ai
commence. Qui sait?... Peut-etre!... Grichka Otrepieff a bien ete
tsar a Moscou.
-- Mais sais-tu comment il a fini? On l'a jete par une fenetre, on
l'a massacre, on l'a brule, on a charge un canon de sa cendre et
on l'a dispersee a tous les vents."
Le Tatar se mit a fredonner une chanson plaintive; Saveliitch,
tout endormi, vacillait de cote et d'autre. Notre _kibitka_
glissait rapidement sur le chemin d'hiver... Tout a coup j'apercus
un petit village bien connu de mes yeux, avec une palissade et un
clocher sur la rive escarpee du Iaik. Un quart d'heure apres, nous
entrions dans la forteresse de Belogorsk.
CHAPITRE XII
_L'ORPHELINE_
La _kibitka_ s'arreta devant le perron de la maison du commandant.
Les habitants avaient reconnu la clochette de Pougatcheff et
etaient accourus en foule. Chvabrine vint a la rencontre de
l'usurpateur; il etait vetu en Cosaque et avait laisse croitre sa
barbe. Le traitre aida Pougatcheff a sortir de voiture, en
exprimant par des paroles obsequieuses son zele et sa joie. A ma
vue il se troubla; mais se remettant bientot: "Tu es avec nous?
dit-il; ce devrait etre depuis longtemps".
Je detournai la tete sans lui repondre.
Mon coeur se serra quand nous entrames dans la petite chambre que
je connaissais si bien, ou se voyait encore, contre le mur, le
diplome du defunt commandant, comme une triste epitaphe.
Pougatcheff s'assit sur ce meme sofa ou maintes fois Ivan
Kouzmitch s'etait assoupi au bruit des gronderies de sa femme.
Chvabrine apporta lui-meme de l'eau-de-vie a son chef. Pougatcheff
en but un verre, et lui dit en me
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