e que je
mangeais s'arretait a ma gorge, et, malgre mes efforts pour etre calme,
j'arrosais mon pate de larmes silencieuses. Jacques, qui m'epiait du
coin de l'oeil, me dit au bout d'un moment: "Pourquoi pleures-tu?
Est-ce que tu regrettes d'etre ici? Est-ce que tu m'en veux de t'avoir
enleve?..."
Je lui repondis tristement: "Voila une mauvaise parole, Jacques! mais je
t'ai donne le droit de tout me dire."
Nous continuames pendant quelque temps encore a manger, ou plutot a
faire semblant. A la fin, impatiente de cette comedie que nous nous
jouions l'un a l'autre, Jacques repoussa son assiette et se leva.
"Decidement le reveillon ne va pas; nous ferions mieux de nous
coucher..."
Il y a chez nous un proverbe qui dit: "Le tourment et le sommeil ne
sont pas camarades de lit." Je m'en apercus cette nuit-la. Mon tourment
c'etait de songer a tout le bien que m'avait fait ma mere Jacques et a
tout le mal que je lui avais rendu, de comparer ma vie a la sienne, mon
egoisme a son devouement, cette ame d'enfant lache a ce coeur de heros,
qui avait pris pour devise: "Il n'y a qu'un bonheur au monde, le bonheur
des autres." C'etait aussi de me dire: "Maintenant, ma vie est gatee.
J'ai perdu la confiance de Jacques, l'amour des yeux noirs, l'estime de
moi-meme... Qu'est-ce que je vais devenir?"
Cet affreux tourment-la me tint eveille jusqu'au matin... Jacques non
plus ne dormit pas. Je l'entendis se virer de droite et de gauche sur
son oreiller, et tousser d'une petite toux seche qui me picotait les
yeux. Une fois, je lui demandai bien doucement: "Tu tousses! Jacques.
Est-ce que tu es malade?..." Il me repondit: "Ce n'est rien... Dors..."
Et je compris a son air qu'il etait plus fache contre moi qu'il ne
voulait le paraitre. Cette idee redoubla mon chagrin, et je me remis
a pleurer seul sous ma couverture, tant et tant que je finis par
m'endormir. Si le tourment empeche le sommeil, les larmes sont un
narcotique.
Quand je me reveillai, il faisait grand jour. Jacques n'etait plus a
cote de moi. Je le croyais sorti; mais, en ecartant les rideaux, je
l'apercus a l'autre bout de la chambre, couche sur un canape, et si
pale, oh! si pale... Je ne sais quelle idee terrible me traversa la
cervelle. "Jacques!" criai-je en m'elancant vers lui... Il dormait,
mon cri ne le reveilla pas. Chose singuliere, son visage avait dans le
sommeil une expression de souffrance triste que je ne lui avais jamais
vue, et qui pourtant ne m'etait pas n
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