es la verite, si penible qu'elle puisse etre pour
toi: nos affaires vont mal, tres mal, et si nous ne sommes pas ruines,
il faut avouer que nous sommes genes; la crise que nous traversons et
les faillites nous ont mis dans une situation difficile. J'espere en
sortir, mais il est possible aussi que le contraire arrive. Quant au
Thuit, hypotheque deja lorsque j'ai du rembourser ta grand'maman, il l'a
ete depuis pour toute sa valeur, et avec la depreciation qui a frappe
la terre en Normandie, il nous coute aujourd'hui plus qu'il ne nous
rapporte; si la situation s'aggrave, il n'est que trop certain que nous
ne pourrons pas le garder. Voila pourquoi je n'ai plus le meme plaisir
qu'autrefois a aller dans cette terre que j'aimais non seulement pour
moi, mais encore pour toi; ou j'arrangeais ta vie avec ton mari, tes
enfants... et nous-memes devenus vieux. Ne sens-tu pas combien la pensee
de m'en separer m'attriste?
Berthe prit la main de son pere et l'embrassant tendrement:
--Ce n'est pas au Thuit que je pense, c'est a toi.
Ils avaient quitte la grand'route pour prendre un chemin coupant a
travers des sillons de ble qui, nouvellement ensemences, commencaient a
se couvrir d'une tendre verdure; a une courte distance sur la droite se
detachait sur le fond sombre d'une futaie la facade blanche et rouge
d'une grande maison: c'etait le chateau du Thuit, qui, par la masse
de sa construction en pierre et en brique, par ses hauts combles en
ardoises, par ses cheminees elancees, ecrasait les batiments de la ferme
groupes a l'entour dans une belle cour du Roumois plantee de pommiers et
de poiriers puissants comme des chenes.
--C'etait bien vraiment en bon pere de famille que je soignais tout
cela! dit-il en promenant ca et la un regard attriste.
Ils entraient dans la cour, l'entretien en resta la. On avait vu la
voiture venir de loin dans la plaine nue, et le fermier, sa femme et ses
deux enfants etaient accourus pour recevoir leur maitre.
Berthe, qui etait la marraine de ces deux enfants, dont l'un avait
quatre ans et l'autre cinq et qu'elle aimait comme des poupees, les prit
par la main.
--Ils dejeuneront avec nous, dit-elle a la fermiere, je leur apporte des
gateaux.
--Faut que je les _debraude_, dit la mere.
--Je les _debrauderai_ moi-meme, repondit Berthe, qui voulait bien
parler normand avec les paysans.
En effet, avant le dejeuner, elle les debarbouilla a fond, les peigna,
les attifa, et a table en placa un
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