t ceci en quelque sorte a la fois: "Thillard est un
scelerat; il fuit, il est charge d'or; nul ne sait qu'il est chez moi.
J'ai un poison qui ne laisse aucune trace; lui-meme m'offre le moyen de le
lui administrer; le quartier est desert, le brouillard impenetrable, la
Seine haute; Rosalie est a ma discretion; l'impunite est certaine, etc,
etc." Jamais je n'eusse cru mon entendement capable d'une operation aussi
complexe. J'allai jusqu'a penser qu'il y avait une Providence, que cette
Providence etait ma complice, qu'elle se servait de ma main pour chatier
un criminel, que j'accomplissais un devoir, une mission meme. Bien qu'en
proie a la fievre, je rentrai maitre de moi. J'appelai Rosalie dans la
piece du devant et lui dis a voix basse, rapidement, d'un accent saccade:
"Ne t'emeus de rien; du sang-froid, de l'audace; obeis-moi en tout; il n'y
a rien a craindre; notre fortune est faite." Je m'apercus, a son frisson
et a son serrement de main, qu'elle m'avait devine.
"A la lumiere, dans la chambre du fond, je m'assurai que, pour etre pale
comme une morte et tremblante, elle n'etait pas moins resolue que moi.
Thillard se plaignait toujours de la soif. Plein de securite, il faisait
face au feu de la cheminee et nous tournait le dos. Pendant que, derriere
lui, je preparais le vin sur la table, il me dit en baillant: "Vous
connaissez madame de Tranchant pour avoir ete vingt fois chez elle de ma
part. J'ai couru tout le jour apres elle sans parvenir a la joindre. Je ne
puis differer mon depart un moment de plus: je dois etre a Londres dans le
plus bref delai. J'ai la une lettre et un paquet que je vous prierai de
lui remettre sans retard, en mains propres. La chose est tellement urgente
et delicate que je n'ai cru pouvoir la confier qu'a vous. Il est bien
entendu que, quoi qu'il arrive, vous ne devez pas m'avoir vu. Je crois
avoir le droit de compter sur votre discretion. Je ne partirai pas, au
reste, sans vous prouver que je ne marchande pas les services qu'on me
rend."
"Je ne l'entendais que vaguement, et je ne songeais guere a lui repondre.
La preparation du vin m'absorbait entierement. Apres y avoir fait
dissoudre le sucre et y avoir ajoute des rouelles de citron, j'y glissai
quelques grains d'opium. Je versai le tout dans une bouilloire et
l'approchai du feu. Le liquide ne tarda pas a s'echauffer. Thillard
s'impatientait. Je lui presentai un verre du breuvage. A peine fut-il
d'une chaleur supportable, qu'il l'avala d'un
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