ier abord,
Sosthenes se felicita d'avoir fait ses reserves. C'etait trop se hater.
Insensiblement, il se livra a des observations du caractere le plus
attristant. Clement se pliait en esclave a tous les caprices de son fils;
il semblait l'idolatrer et se complaire a lui obeir. Mais l'enfant n'etait
touche ni de cette affection, ni de ces complaisances; il avait a peine ce
qu'il exigeait imperieusement par des cris, qu'il redevenait impassible.
Il repoussait en hurlant les caresses paternelles et avait le privilege
etrange, avec sa paleur morne, son oeil dur, l'inflexibilite de sa bouche,
son mutisme, de remplir son pere lui-meme de terreur. Quel effet ne
devait-il pas produire sur les etrangers?
Sans y etre provoque, Clement avait fait quelques confidences a son
compatriote. "Tout me reussit," avait-il dit, "je ne comprends rien a mon
bonheur." La plus desastreuse entreprise devenait excellente des qu'il
s'en melait. On disait effectivement dans le pays: "Heureux comme M.
Clement." En moins de onze ans, il avait amasse une brillante fortune.
Cela ne lui suffisait pas. Il voulait avoir des millions avant de
retourner en Europe. Son intention etait d'y fonder des etablissements
utiles.
Encourage par cette confiance, Sosthenes s'etait hasarde a le questionner
sur son incurable melancolie. Clement eut l'air embarrasse, "J'ai perdu
une femme que j'adorais," dit-il enfin en detournant la tete. "Je comptais
passer mes vieux jours avec elle. Sa mort m'a laisse entierement seul,
puisque aussi bien, comme vous voyez, mon fils est innocent. Depuis cette
perte, je n'ai pas goute une heure de repos. Ma douleur croit meme avec le
temps." Sosthenes se rappelait encore ces paroles: "Je n'ai jamais ni faim
ni soif, je ne dors presque pas, quand le travail auquel je m'assujettis
briserait l'organisation la plus robuste. Au milieu des plus rudes
fatigues, je ne puis trouver l'oubli: mon esprit reste libre et travaille
de son cote. Quand je suis pret a tomber d'epuisement, je le suis aussi a
succomber sous le poids de mes souvenirs. J'ignore comment je puis vivre
ainsi. Il faut que la vie tienne au corps d'une etrange facon." Et comme
Sosthenes s'etonnait d'une douleur aussi persistante: "Oh! reprit Clement
d'un accent et d'un air a tirer les larmes des yeux, j'ai aussi une
maladie cruelle qui exerce son influence sur moi. Je fais tout au monde
pour me distraire, pour chasser les noires tristesses qui m'accablent,
mais sans y reussir."
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