de fumee; elle fremit et resonne avec un
bruit sourd en ses flancs de fer. L'ennemi etonne qui l'examinait
curieusement, aux entailles qu'elle fait dans ses murs, reconnait une
machine de guerre[1]. A son tour, il riposte, mais sur la carapace de fer
les boulets ricochent et vont tomber dans les flots; la plus lourde bombe
imprime a peine une trace a ces plaques impenetrables. Ce n'est pas un
vaisseau de guerre, c'est une citadelle d'airain, comme en revent les
conteurs de combats de geants; elle vomit le feu, les genies qui le lancent
sont invisibles.
[Note 1: Les Russes, a Kynburn, prirent un instant les canonnieres
pour des _chalands_, gros bateaux de transport.]
Tout ce port etait anime d'un mouvement puissant et fort, comme un corps
robuste ou la vie ne s'arrete pas. Entre les grands navires, par d'etroites
passes et de sinueux canaux, circulaient en tous sens des barques de toute
forme et de toute grandeur, et la svelte baleiniere aux avirons flexibles,
volant rapide comme un oiseau, et les larges chalands, pesamment charges,
que vingt-quatre vigoureux rameurs, les bras tendus sur leurs longues
rames, se baissant et se relevant d'un mouvement uniforme, font avancer
peniblement. Le long du quai, des bandes de forcats halaient des barques
que guidait un autre forcat, seul debout a l'arriere: une corde passee sur
l'epaule, penches a la file, ils allaient d'un pas lent et lourd, sans
hate, sans ardeur. Pourquoi s'efforcer? mollesse et ardeur sont egalement
indifferents; pourquoi se hater? le temps pour eux ne marche ni plus ni
moins vite, ils ont devant eux l'eternite. Tandis que ces hommes avilis
passaient pres de nous, couverts d'ignobles casaques, la tete a demi cachee
sous leurs bonnets jaunes, figures pales et rayees de rides basses, a
l'oeil terne, a la bouche deformee, physionomies sinistres ou abruties; en
entendant le chant monotone qui regle leurs pas pesants et qu'accompagne le
cliquetis lugubre des chaines, une horreur secrete nous serrait le coeur,
nous detournions les yeux et nous nous ecartions de ce spectacle terrible;
et eux, nous les sentions nous poursuivre de leurs longs regards, enflammes
d'envie, de desirs feroces et d'une haine furieuse contre ces heureux de la
societe dont ils etaient separes comme des damnes.
Sur les larges quais etaient amonceles les munitions et le materiel de
guerre, les canons de toute grandeur, ranges en lignes rigides, et
allongeant leurs cous noirs et lustre
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