biceps formidables, M. Joyeuse, tout petit, tout chetif, sa
serviette sur les genoux, rentre ses jambes pour laisser la place aux
enormes piles qui soutiennent le buste monumental de son voisin. Dans
le train du vehicule, de la pluie sur les vitres, M. Joyeuse se prend a
songer. Et tout a coup le colosse de vis-a-vis, qui a une bonne figure
en somme, est tres surpris de voir ce petit homme changer de couleur,
le regarder en grincant des dents, avec des yeux feroces, des yeux
d'assassin. Oui, d'assassin veritable, car en ce moment M. Joyeuse fait
un reve terrible... Une de ses filles est assise la, en face de lui, a
cote de cette brute geante, et le miserable lui prend la taille sous son
mantelet.
"Retirez votre main, Monsieur..." a deja dit deux fois M. Joyeuse...
L'autre n'a fait que ricaner... Maintenant, il veut embrasser Elise...
"Ah! bandit!..."
Trop faible pour defendre sa fille, M. Joyeuse, ecumant de rage, cherche
son couteau dans sa poche, frappe l'insolent en pleine poitrine, et
s'en va la tete droite, fort de son droit de pere outrage, faire sa
declaration au premier bureau de police.
"Je viens de tuer un homme dans un omnibus!..."
Au son de sa propre voix prononcant bien, en effet, ces paroles
sinistres, mais non pas dans le bureau de police, le malheureux se
reveille, devine a l'effarement des voyageurs qu'il a du parler tout
haut, et profite bien vite de l'appel du conducteur: "Saint-Philippe...
Pantheon... Bastille..." pour descendre, tout confus, au milieu d'une
stupefaction generale.
Cette imagination toujours en haleine donnait a M. Joyeuse une
singuliere physionomie, fievreuse, ravagee, contrastant avec son
enveloppe correcte de petit bureaucrate. Il vivait tant d'existences
passionnees en un jour... La race est plus nombreuse qu'on ne croit de
ces dormeurs eveilles chez qui une destinee trop restreinte comprime des
forces inemployees, des facultes heroiques. Le reve est la soupape ou
tout cela s'evapore avec des bouillonnements terribles, une vapeur du
fournaise et des images flottantes aussitot dissipees. De ces visions
les uns sortent radieux, les autres affaisses, decontenances, se
retrouvant au terre-a-terre de tous les jours. M. Joyeuse etait de
ceux-la, s'elevant sans cesse a des hauteurs d'ou l'on ne peut que
redescendre un peu brise par la rapidite du voyage.
Or, un matin que notre "imaginaire" avait quitte sa maison a l'heure
et dans les circonstances habituelles, il commenca
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