emoiselle,
avec ma manie de gesticuler en parlant, voila que j'ai perdu la pose...
voyons, comme ceci?...
--C'est inutile, dit Felicia en jetant son ebauchoir d'un geste d'enfant
gate. Je ne ferai plus rien aujourd'hui."
C'est une etrange fille, cette Felicia. Une vraie fille d'artiste, d'un
artiste genial et desordonne, bien dans la tradition romantique, comme
etait Sebastien Ruys. Elle n'avait pas connu sa mere, etant nee d'un de
ces amours de passage qui entraient tout a coup dans la vie de garcon du
sculpteur comme des hirondelles dans un logis dont la porte est toujours
ouverte, et en ressortaient aussitot parce qu'on n'y pouvait faire un
nid.
Cette fois, la dame, en s'envolant, avait laisse au grand artiste, alors
age d'une quarantaine d'annees, un bel enfant qu'il avait reconnu, fait
elever, et qui devint la joie et la passion de sa vie. Jusqu'a treize
ans, Felicia etait restee chez son pere, mettant une note enfantine et
tendre dans cet atelier encombre de flaneurs, de modeles, de grands
levriers couches en long sur les divans. Il y avait la un coin reserve
pour elle, pour ses essais de sculpture, toute une installation
microscopique, un trepied, de la cire; et le vieux Ruys criait a ceux
qui entraient:
"Va pas par la... Derange rien... C'est le coin de la petiote..."
Ce qui fait qu'a dix ans elle savait a peine lire et maniait l'ebauchoir
avec une merveilleuse adresse. Ruys aurait voulu garder toujours aupres
de lui cette enfant qui ne le genait en rien, entree toute petite dans
la grande confrerie. Mais c'etait pitie de voir cette fillette parmi
la libre allure des habitues de la maison, l'eternel va-et-vient des
modeles, les discussions d'un art pour ainsi dire tout physique, et
meme aux bruyantes tablees du dimanche, assise au milieu de cinq ou
six femmes que le pere tutoyait toutes, comediennes, danseuses ou
chanteuses, et qui, apres le diner, s'installaient a fumer, les coudes
sur la nappe, avachies dans ces histoires grasses si goutees du maitre
de la maison. Heureusement, l'enfance est protegee d'une candeur
resistante, d'un email sur lequel glissent toutes les souillures.
Felicia devenait bruyante, turbulente, mal elevee, mais sans etre
atteinte par tout ce qui passait au-dessus de sa petite ame au ras de
terre.
Tous les ans, a la belle saison, elle allait demeurer quelques jours
chez sa marraine, Constance Crenmitz, la Crenmitz ainee, que l'Europe
entiere avait si longtemps appelee "l'ill
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