ir pres de lui, et lentement, froidement, coupant
de repos ses phrases essoufflees, au lieu de: "M. Joyeuse, combien
avez-vous de filles?" Il dit ceci:
"Joyeuse, vous vous etes permis de critiquer dans les bureaux nos
dernieres operations sur la place de Tunis. Inutile de vous defendre.
Vos paroles m'ont ete rapportees mot pour mot. Et comme je ne saurais
les admettre dans la bouche d'un de mes employes, je vous avertis qu'a
dater de la fin de ce mois vous cessez de faire partie de la maison."
Un flot de sang monta a la figure du comptable, redescendit, revint
encore, apportant chaque fois un sifflement confus dans ses oreilles, a
son cerveau un tumulte de pensees et d'images.
Ses filles!
Qu'allaient-elles devenir?
Les places sont si rares a cette epoque de l'annee.
La misere lui apparut, et aussi la vision d'un malheureux tombant aux
genoux d'Hemerlingue, le suppliant, le menacant, lui sautant a la gorge
dans un acces de rage desesperee. Toute cette agitation passa sur son
visage comme un coup de vent qui ride un lac en y creusant toutes sortes
de gouffres mobiles; mais il resta muet, debout a la meme place, et
sur l'avis du patron qu'il pouvait se retirer, descendit en chancelant
reprendre sa tache a la caisse.
Le soir, en rentrant rue Saint-Ferdinand, M. Joyeuse ne parla de rien
a ses filles. Il n'osa pas. L'idee d'assombrir cette gaiete rayonnante
dont la vie de la maison etait faite, d'embuer de grosses larmes ces
jolis yeux clairs, lui parut insupportable. Avec cela craintif et
faible, de ceux qui disent toujours: "Attendons a demain." Il attendit
donc pour parler, d'abord que le mois de novembre fut fini, se bercant
du vague espoir qu'Hemerlingue changerait d'avis, comme s'il ne
connaissait pas cette volonte de mollusque flasque et tenace sur son
lingot d'or. Puis quand, ses appointements soldes, un autre comptable
eut pris sa place devant le haut pupitre ou il s'etait tenu debout si
longtemps, il espera trouver promptement autre chose et reparer son
malheur avant d'etre oblige de l'avouer.
Tous les matins, il feignait de partir au bureau, se laissait equiper
et conduire comme a l'ordinaire, sa vaste serviette en cuir toute prete
pour les nombreuses commissions du soir. Quoiqu'il en oubliat expres
quelques-unes a cause de la prochaine fin de mois si problematique,
le temps ne lui manquait plus maintenant pour les faire. Il avait sa
journee a lui, toute une journee interminable, qu'il passait a co
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