ce que tu as voulu.
--C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant sa grosse
voix et en me regardant d'un air de bonte; j'ai fait ce qu'ont voulu les
autres, et j'ai eu une terrible maitresse qui ne donne pas ses lecons
pour rien; on la nomme l'experience. Elle ne vaut pas ta mere, je t'en
reponds.
--C'est l'experience qui t'a rendu savant, capitaine?
--Savant, non; mais elle m'a enseigne le peu que je sais. Toi, mon
enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'experience des autres;
moi, j'ai tout appris a la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est
vrai, malheureusement pour moi, mais j'ai une bibliotheque qui en vaut
bien une autre. Elle est la, ajouta-t-il en se frappant le front.
--Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliotheque?
--Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la medecine, des
proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a
souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires
romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventes; grands ou
petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit.
--Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme
toi.
--Volontiers, reprit le marin; mais je le previens que je ne suis pas un
diseur de belles paroles; je te reciterai mes contes comme on me les
a recites; je te dirai a quelle occasion et quel profit j'en ai tire.
Ecoute donc l'histoire de mon premier voyage.
II
PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN
J'avais douze ans et j'etais a Marseille, ma ville natale, quand on
m'embarqua comme mousse a bord d'un brick de commerce qu'on nommait _la
Belle-Emilie_. Nous allions au Senegal porter de ces toiles bleues qu'on
appelle des guinees; nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents
d'elephant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le
voyage n'eut rien d'interessant; je ne me souviens guere que des coups
de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le
caractere et me donner de l'esprit, disait-on.
Vers la troisieme semaine, la brick approcha des cotes d'Andalousie, et,
un soir, on jeta l'ancre a quelque distance d'Almeria. La nuit venue, le
second du navire prit son fusil, et s'amusa a tirer des hirondelles,
que je ne voyais pas, car le soleil etait couche depuis longtemps. Il y
avait, par hasard, des chasseurs non moins obstines qui se promenaient
le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur invisible
gibier. Tout
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