vous etes un amateur, a ce que je vois. Si vous
etes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes, prenez cette
ligne qui est a cote de moi. Voyons comment vous vous en tirerez."
Dire ce qui se passa dans mon ame serait chose difficile; j'ai eu
quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une emotion aussi forte. Je
rougis; les larmes me vinrent aux yeux; et me voila assis sur l'herbe,
tenant la ligne qu'avait lancee le marin, plus immobile que Fidele et ne
regardant pas son maitre avec moins de reconnaissance. L'hamecon jete,
le liege trembla:
"Attention! jeune homme, me dit tout bas le capitaine, il y a quelque
chose. Rendez la main, ramenez a vous doucement, allongez, et maintenant
tirez lentement a vous; fatiguez-moi ce drole-la."
J'obeis, et bientot j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches
aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour
glorieux, aucun succes ne t'a efface de mon souvenir! Tu es reste ma
plus grande et ma plus douce victoire!
Depuis cette heure fortunee, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain
il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot.
Nous etions inseparables; on l'aurait plutot vu sans son chien que sans
moi. Ma mere s'apercut de cette passion naissante. Comme le marin etait
un brave homme, elle tira bon parti de mon amitie. Quand ma lecture
etait manquee, quand il y avait dans ma dictee une orthographe de
fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain
(ce qui etait plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon
absence; Dieu sait de quelle facon il jurait apres moi! Grace a cette
terreur salutaire, je fis des progres rapides. Si je ne fais plus trop
de fautes quand j'ecris, je le dois a l'excellent homme qui, en fait
d'orthographe, en savait un peu moins long que moi.
Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine de le rejoindre, et que
j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais recus:
"Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc ecris-tu?
--Vraiment, repondit-il, cela me serait difficile, je ne sais ni lire ni
ecrire.
--Tu es bien heureux! m'ecriai-je. Tu n'as pas de maitres, toi, tu
t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris.
--Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me
coute cher; tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le
payer.
--Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais gronde, tu as toujours fait
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