aux tout seuls.
Ce qui ajoutait a mon desespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'etait
que sa reponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure,
depuis dimanche, je ne vivais que pour ce diner, elle n'y avait sans
doute pas pense une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour
qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait deja voir a ce moment-la
et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
l'etait rappelee, elle n'eut pas sans doute attendu la voiture que je ne
devais du reste pas, d'apres ce qui etait convenu, lui envoyer, pour
m'avertir qu'elle n'etait pas libre. Mes reves de jeune vierge feodale
dans une ile brumeuse avaient fraye le chemin a un amour encore
inexistant. Maintenant ma deception, ma colere, mon desir desespere de
ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
sensibilite de la partie, fixer l'amour possible que jusque-la mon
imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli,
de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous differents, et
auxquels nous n'avons ajoute du charme et un furieux desir de les revoir
que parce qu'ils s'etaient au dernier moment derobes? A l'egard de Mme
de Stermaria c'etait bien plus et il me suffisait maintenant, pour
l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelees ces impressions si
vives mais trop breves et que la memoire n'aurait pas sans cela la force
de maintenir dans l'absence. Les circonstances en deciderent autrement,
je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais c'aurait pu
etre elle. Et une des choses qui me rendirent peut-etre le plus cruel le
grand amour que j'allais bientot avoir, ce fut, en me rappelant cette
soiree, de me dire qu'il aurait pu, si de tres simples circonstances
avaient ete modifiees, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria;
applique a celle qui me l'inspira si peu apres, il n'etait donc
pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
croire--absolument necessaire et predestine.
Francoise m'avait laisse seul dans la salle a manger, en me disant que
j'avais tort d'y rester avant qu'elle eut allume le feu. Elle allait
faire a diner, car avant meme l'arrivee de mes parents et des ce soir,
ma reclusion commencait. J'avisai un enorme paquet de tapis encore tout
enroules, lequel avait ete pose au coin du buffet, et m'y cachant la
tete, avalant leur poussiere et mes larmes,
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