nombre etait presque double depuis trois
jours; on aurait dit que ceux que l'on croyait morts etaient
ressuscites pour venir se souhaiter une bonne annee, mais c'etait
triste a voir, car un grand nombre etaient sans nez ou sans doigts aux
mains et aux pieds; quelques-uns reunissaient tous les maux a la
fois. Le bruit se confirmait que les Russes avancaient; aussi l'on
donna l'ordre de se tenir prets, comme a la veille d'une bataille, et
de ne dormir que d'un oeil pour ne pas etre surpris; de tenir les
armes en bon etat et chargees, de donner de nouvelles cartouches et de
venir a l'appel avec armes et bagages.
L'appel n'etait pas encore fini, que je me sens frapper sur l'epaule
et un gros rire vient me percer les oreilles; c'etait Picart, dans sa
belle tenue et sans masque, qui me saute au cou, m'embrasse et me
souhaite une bonne annee. D'un autre cote, c'etait Grangier qui en
faisait autant, en me mettant trente francs dans la main: mes
compagnons de voyage avaient vendu notre traineau et le cheval cent
cinquante francs. C'etait ma part qu'il me remettait. Apres plusieurs
questions sur ma nouvelle capote, nous partimes pour aller diner chez
moi, comme cela avait ete convenu. En arrivant, nous trouvames deux
autres dames: ainsi, nous avions chacun la notre. Un instant apres,
nous nous mettons a table sans ceremonie.
Notre diner finit assez tard, et comme il avait commence, c'est-a-dire
joyeusement.
En sortant, j'entendis une des dames qui disait a Mme Gentil:
"_Tarteifle des Franzosen!_" ce qui veut dire: "Diables de Francais!"
Elle ajouta: "Ils sont toujours gais et amusants!"
Le lendemain, etant a la reunion, Picart vint me trouver pour me
raconter qu'en entrant dans son logement, il avait trouve toute la
famille de son hotesse reunie, mais jurant contre l'oncle defunt; que
sa bourgeoise lui avait conte que, dans la journee, une femme etait
arrivee venant de Riga; elle etait accompagnee d'un petit garcon de
neuf a dix ans qu'elle avait eu, disait-elle, avec M. Kennmann,
l'oncle defunt, et qu'il avait reconnu pour son heritier; que l'on
allait mettre les scelles et que lui, Picart, avait demande si on les
mettrait aussi sur la cave; qu'on lui avait dit, par precaution, de
remonter quelques bouteilles pour sa consommation; qu'il avait repondu
qu'il en remonterait le plus possible; qu'alors il s'etait mis a la
besogne, et qu'il en avait deja remonte plus de quarante qu'il avait
cachees sous la botte de paille qui
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