atre cents lieues que je fais
dans la neige, sans pouvoir me reposer, ayant les pieds et les mains
geles, et meme mon nez!"
Je voyais des grosses larmes couler des yeux du vieux guerrier.
Picart et Grangier venaient de me rejoindre; Grangier avait de suite
reconnu le pere Elliot: ils etaient de la meme compagnie, mais Picart
qui, cependant, le connaissait depuis dix-sept ans[77], ne pouvait le
remettre. Nous entrames dans la maison la plus a notre portee; nous y
fumes bien accueillis; c'etait chez un vieux marin, generalement ces
gens-la sont bons.
[Note 77: Depuis la campagne d'Italie. (_Note de l'auteur_.)]
Picart fit asseoir pres du feu son vieux compagnon d'armes; ensuite,
tirant d'une des poches de sa capote une des deux bouteilles de vin,
il en remplit un grand verre et dit au pere Elliot: "Ah ca, mon vieux
compagnon d'armes de la 23e demi-brigade, avalez-moi toujours
celui-ci. Bien! Et puis cela: tres bien! A present, une croute de
pain, et cela ira mieux!" Depuis Moscou, il n'avait pas goute de vin
ni mange d'aussi bon pain; mais il semblait oublier toutes ses
miseres. La femme du marin lui lava la figure avec un linge trempe
dans l'eau chaude; cela fit fondre les glacons qu'il avait a sa barbe
et a ses moustaches.
"A present, dit Picart, nous allons causer! Vous souvenez-vous,
lorsque nous nous embarquames a Toulon pour l'expedition d'Egypte?..."
Dans le moment, Grangier qui etait sorti afin de voir si l'on
recommencait a marcher, rentra pour nous dire qu'une voiture arretee
devant la porte et chargee de gros bagages appartenant au roi Murat,
etait une occasion pour le pere Elliot, qu'il fallait de suite le
faire monter: "En avant!" s'ecrie Picart, et aussitot, avec le secours
du vieux marin, nous perchames le vieux sergent sur la voiture; Picart
lui mit l'autre bouteille de vin entre les jambes et son manteau blanc
sur le dos, afin qu'il n'eut pas froid.
Un instant apres, on recommenca a marcher, et une demi-heure apres,
nous etions hors d'Elbing. Le meme jour, nous passames la Vistule sur
la glace, et nous marchames sans accident jusqu'a quatre heures, pour
nous arreter dans un grand bourg ou le marechal Mortier, qui nous
commandait, decida que nous logerions.
* * * * *
Ce n'est pas par vanite et pour faire parler de moi, que j'ai ecrit
mes Memoires. J'ai seulement voulu rappeler le souvenir de cette
gigantesque campagne qui nous fut si funeste, et des soldat
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